Les peuples indigènes sont asservis… depuis 1522, dans l’indifférence générale. Le mouvement indigène n’est pas un mouvement politique unitaire et structuré mais la somme des différentes manifestations de la lutte des Indiens pour la défense de leur patrimoine, territorial et culturel, et de leurs droits. Depuis 1824, les Indiens n’existent plus, par décret de la couronne d’Espagne qui avait pourtant fini par reconnaître les peuples indigènes christianisés. L’article 27 de la Constitution de 1917 leur reconnait le droit de « jouir en commun des terres, bois et eaux qui leur appartiennent ». Cette idée du bien commun est « un obstacle à l’activité égoïste ». « La conception communale de la terre et de ses ressources s’oppose à l’appropriation privée et l’intérêt particulier. » Ils sont éclatés en de multiples communautés relativement autonome socialement et politiquement, réparties par zones linguistiques, dans lesquelles l’État n’est présent que comme autorité extérieure à leur organisation. La reconnaissance juridique de leur autonomie, qu’il réclame, suscite la crainte d’une fragmentation du pays en nombreuses petites nations, alors qu’il s’agit seulement de reconnaître constitutionnellement une réalité, qui ne divise nullement le pays. Georges Lapierre décrit l’organisation sociale communautaire, égalitaire selon une tradition de réciprocité codifiée, tout à fait différente de celle des États modernes qui, eux, se nourrissent de la décomposition des cultures. « Ce sont des États totalitaires qui se sont construits contre les cultures. Le totalitarisme mène une guerre sans relâche contre les cultures, et il grossit de la désagrégation sociale qu’il engendre. » Le mouvement indien représente « une expression de la résistance des cultures face au totalitarisme et un projet politique d’organisation de cette résistance et de construction d’une autonomie sociale et politique élargie, qui déborderait le cadre de la communauté où cette autonomie s’exerce actuellement. » Il explique le fonctionnement du système des charges tournantes occupées par des « autorités » morales appliquant les décisions prises par l’assemblée communautaire, et la pratique du tequio, travail commun au bénéfice de la communauté.
Les tentatives du gouvernement fédéral d’organiser le mouvement indigène comme une corporation ou un syndicat qui auraient été contrôlés par le parti, ont été détournées pour devenir le point de départ d’organisations autonomes et parfois rebelles. De même, la
formation de catéchistes indigènes et de maîtres d’école bilingues a eu
pour conséquence « l’assimilation des concepts occidentaux et chrétiens
au point de les reconnaître comme siens, universels et uniques », but
poursuivit par l’État mexicain, et « la reconnaissance de ses propres
concepts comme tout aussi universels que les concepts occidentaux ».
« Retrouver son humanité, c’est s’emparer de l’universalité confisquée
par le monde occidental. » Les programmes d’aide au développement de l’État ont entraîné les paysans indigènes dans l’engrenage du marché national et mondial, par l’incitation aux cultures d’exportation. Au Chiapas mais aussi dans l’État d’Oaxaca, le principe de la libre détermination et de l’autonomie a été mis en oeuvre. Les négociations avec l’État, qui déteste se retrouver devant le fait accompli, n’ont été qu'un gain de temps pour tenter d’isoler le mouvement, créateur d’espaces autonomes.
Joani Hocquenghem a participé, du 25 février au 11 mars 2001 à la marche de l’EZLN, voyage en spirale de 3000 km à travers douze États du pays jusqu’à la capitale où les zapatistes devaient parler devant le Congrès. Il explique les enjeux de cette « offensive sans fusils, étrange expédition d’une guérilla invaincue sillonnant le pays armée de sa parole », et raconte ses impressions, ses rencontres. Sur le zocalo de Oaxaca, Marcos explique : « Ce pays est un arbre la tête en bas. Il s’acharne depuis presque deux cents ans à détruire ses racines. Comment pourrait-il se nourrir et conserver son assise s’il détruit ses racines. Il faut retourner ce pays tout entier et le remettre à l’endroit. » Avec cette campagne, « la loi sur l’autonomie est devenue la bannière d’une multitude de peuples indiens ».
Joel M., indien chiapanèque d’origine maya, raconte sa vie dans la selva Locandone, la militarisation du Chiapas où les militaires ont exacerbé les problèmes politiques, et les paramilitaires, recrutés parmi les indigènes à qui sont promises les terres occupées illégalement par les zapatistes, affrontent les communautés rebelles. Il raconte les préparatifs du soulèvement de 1994, comment il a commencé à lire des livres sur l’histoire du Mexique, sa découverte d'Emiliano Zapata et de Pancho Villa, son arrestation en 1995.
Georges Lapierre présente le Conseil indigène populaire de Oaxaca-Ricardo Florès Magon (CIPO-RFM) et ses quinze années d’expérience de luttes pour le respect de la langue, des coutumes et des formes de production indigène. « Loin d’être une organisation purement politique, le CIPO prend racine dans des activités d’échanges pratiques ; il fonctionne un peu à la manière des tontines africaines ; l’argent des cotisations est prêté aux associations membres qui en font la demande afin de développer des activités collectives, comme les jardins, l’artisanat et autres projets. L’intérêt, qui est de l’ordre de 2 à 5%, est ensuite réparti équitablement entre toutes les organisations. Cette base pratique donne au CIPO une cohésion interne exceptionnelle : tous se sentent solidaires de l’échec ou de la réussite du projet des autres. »
Le Plan Puebla-Panama (PPP) prévoit une vaste série de programmes agricoles, énergétiques, commerciaux et industriels sur une zone peuplée par 64 millions de personnes dans huit pays. Élaborées à Washington, les directives sont annoncées comme des initiatives nationales pour mettre en valeur une zone sous-développée mais riche en pétrole, en ressources hydroélectriques et en biodiversité écologique, pour l’équiper en réseaux routiers, gazoducs, aéroports, infrastructures indispensables à l’installation d’entreprises rentables. « Une vision utilitaire qui prévoit regroupement, déplacement, déstabilisation, mise en activité avec des horaires des populations qui ont pu échapper au cycle de l’argent jusqu’à présent. » L’isthme de Tehuantepec est destiné à devenir un « canal sec », faisceaux d’autoroutes et de voies ferrées joignant un océan à l’autre, au long desquelles s’implanteront des usines de transformation ou de finition, les maquiladoras où sera embauchée une main d’oeuvre corvéable à merci. En éclatant le 1er janvier 1994, jour de la mise en application du traité de libre commerce avec les États-Unis (ALENA), la rébellion zapatiste s’est inscrite dans une lutte contre les « projets mégaplanificateurs ». Lors de la première étape de la marche de 2001, dans l'isthme, les revendications mettaient l’accent sur le refus du PPP : « Nous refusons que l’isthme soit transformé en une contrée de stations-service et de parcs touristiques dont nous serions les clowns. »
« Le meilleur moyen d’exterminer une culture est encore de s‘attaquer à sa production alimentaire. » Le maïs, domestiqué depuis 5 500 ans, est une plante sacrée et fondatrice au Mexique. Son prix a chuté de 58,3% en dix ans, tandis que les importations en provenance des États-Unis passaient de 150 000 à 5,3 millions de tonnes. La culture du maïs transgénique est encouragée par les autorités mexicaines, selon les objectifs du traité de libre-échange de l’Amérique du Nord, afin de « précipiter la reconversion de l’agriculture paysanne, encore en partie autosuffisante, en agriculture intensive ». Les hommes et les femmes maïs, nom donné aux Mayas, n’ont d’autre choix que d’élargir la résistance contre la logique capitaliste ou d’émigrer dans la périphérie des villes américaines.
Georges Lapierre présente d’autres luttes dans l’État d’Oaxaca : contre la construction de l’autoroute Oaxaca-Huatulco, pour la reconnaissance par l’administration des conseillers municipaux désignés en assemblée selon les usages et coutumes, pour la libération de prisonniers détenus arbitrairement « dans le plus pur style de la guerre psychologique », contre le projet d’aéroport international de San Salvador Atenco. Il rapporte une expérience de police et de justice communautaire, au Guerrero. Les policiers ne sont pas salariés mais rendent service : « Tout travail social doit être gratuit. Il s’agit de donner son temps à la population, à la société. » Les voleurs sont condamnés à réparer les dommages causés à la société, en journées de travail pour la communauté. « C’est une réparation et une éducation, ce n’est pas un châtiment. (…) Le châtiment est la justice que rend le gouvernement ; si quelqu’un commet un délit, il est torturé physiquement, psychologiquement, économiquement, par le gouvernement. » Plutôt que de punir, il s’agit de donner une troisième chance à un être humain, après l’éducation donnée par ses parents, puis celle de l’école, c’est à la société que revient la tâche de rééduquer, non de détruire. « On dit que celui qui veut marcher risque de trébucher. C’est l’expérience des erreurs qui nous permets d’avancer. »
« Le mot “autonomie“ fait peur, mais qu’importe le mot si nous avons la chose. »
De nombreux extraits d’articles de journaux, de tracts et de déclarations, enrichissent encore ces témoignages, ainsi qu’une grande quantité de documents iconographiques, des gravures magnifiques notamment. Véritable immersion dans les cultures et les luttes indigènes.
HOMMES DE MAÏS, COEURS DE BRAISE
Cultures indiennes en rébellion au Mexique
Georges Lapierre, Joani Hocquenghem
162 pages – 10 euros
Éditions L’Insomniaque – Montreuil – Juillet 2002
www.insomniaqueediteur.com/publications/hommes-de-mais-coeurs-de-braise
Voir aussi :
LA RÉBELLION ZAPATISTE
ZAPATISME : LA RÉBELLION QUI DURE
EUX & NOUS
¡ YA BASTA !
LA GUERRE DES OMBRES : Les Racines de l’insurrection zapatistes au Chiapas
ENSEIGNEMENT D’UNE RÉBELLION : La Petite école zapatiste
MARCOS - LA DIGNITÉ REBELLE
ADIEUX AU CAPITALISME Autonomie, société du bien être et multiplicité des mondes
De Georges Lapierre :
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