26 juin 2018

ZAPATISME : LA RÉBELLION QUI DURE

Vingt ans après l’insurrection du 1er janvier 1994, la rébellion des indigènes zapatistes du Chiapas lutte toujours « pour la dignité » et « contre le capitalisme ». Bilan et perspectives.

Dans son éditorial, Bernard Duterme, coordinateur de ce numéro, rappelle comment en novembre 1983, une poignée de guérilleros créent l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) au fin fond de l’État du Chiapas, région dans laquelle les animateurs sociaux du diocèse catholique de San Cristobal de Las Casas, inspirés par la Théorie de la libération, sont aussi à l’oeuvre depuis de nombreuses années puis, comment, dix ans après la rébellion, résignés à se voir trahis par la non-application des accords de San Andrés, signés par le gouvernement mexicain et les commandants rebelles le 16 février 1996, les zapatistes créent leur propres organes d’auto-gouvernement, radicalement étanches aux instances et interventions de l’État, « autonomie de fait » exercée depuis dix ans sur un territoire de la taille de la Belgique, concernant 250 000 personnes peuplant les vingt-sept Municipalités autonomes rebelles (MAREZ), soit 22% de la population indigène du Chiapas.

Gilberto Lopez y Rivas consacre son article à rapporter et analyser précisément l’enchainement de ces évènements. Il identifie la contre-réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine, ouvrant la voie à la privatisation des terres ejidales (structures de gestion communale des terres inscrites dans la Constitution en 1917) et communales, comme une des causes de l’insurrection des Mayas zapatistes. Les opérations militaires de l’EZLN n’ont duré que douze jours, au contraire des schéma classique des guérillas d’Amérique latine. De la même façon, les négociations qui ont conduit à la signature des accords, ont eu lieu du 20 avril 1995 au 12 août 1996, en présence de représentants de quarante peuples indigènes délibérants par consensus, ont fait apparaître de nouvelles façons de penser et de faire de la politique, au-delà de la dichotomie fatale entre cooptation et répression, entre « plata o plomo » (argent ou plomb). Les zapatistes disposent d’une stratégie, l’autonomie, légitimée par ces accords trahis, pour résister aux politiques néolibérales et proposer un projet civilisateur différent de celui offert par le capitalisme globalisé. Les gauches institutionnelles, lorsqu’elles parviennent à l’alternance, mettent en oeuvre des programmes paternalistes pour amortir le néolibéralisme mais sans toucher au pouvoir de fait du capital et de ses élites. L’autonomie remet en question l’intégrationnisme assimilationniste et le différentialisme ségrégationniste.

Neil Harvey s’attache à montrer comment les zapatistes, en rejetant le corporatisme, le clientélisme et le « caciquisme », ont posé autrement la question du pouvoir et créé de nouvelles manières de faire de la politique, comment l’autonomie s’avère plus être un « mécanisme d’inclusion dans un nation reconstituée » qu’une rupture.

Après ces articles généraux qui permettent de comprendre le mouvement zapatiste, la sociologue Alejandra Aquino Moreschi analyse l’engagement individuel en suivant Pedro, un jeune paysan, père de famille. Lorsque le président Carlos Salinas modifia l’article 27 de la Constitution en 1992, comme beaucoup de paysans, il a perdu l’espoir de bénéficier un jour d’une dotation de terres par la lutte pacifique et voit la lutte armée comme seule alternative. Son engagement s’est converti en essence même de son identité : le port de la cagoule paradoxalement assurait reconnaissance et fierté. Le 9 février 1995, l’armée mexicaine occupa son village et les indigènes durent fonder un hameau clandestin dans la forêt. L’exil dura six ans. C’est au retour qu’il connaitra comme tant d’autres le burn out, un profond désespoir face à l’impossible dialogue avec le gouvernement qui le poussera à émigrer aux États-Unis. Cette enquête est fort intéressante car elle permet d’appréhender comment les militants vivent leur lutte au quotidien, pratique émancipatrice puis projet de vie.

Raul Zibechi analyse les continuités et les évolutions de la politique zapatiste qui se situe en dehors des marqueurs institutionnels classiques et ne se contente pas de « préfigurer » un « nouveau monde » mais tente de le construire dès à présent. Elle s’inscrit dans la tradition de résistance de Franz Fanon qui oppose l’oppresseur à l’oppressé. Les zapatistes divisent le monde entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, « ceux d’en haut et ceux d’en bas », catégories qui traversent toutes les autres : genre, ethnie, classe, sexualité, race, nationalité. Ils rejettent le concept de citoyens qu’ils considèrent comme trompeur car effaçant les différences sociales. Ils sont opposés à la realpolitik électorale : « Nous ne voulons pas seulement changer de gouvernement, nous voulons changer de monde. » Cette culture politique ne peut pas être enseignée de façon traditionnelle (tracts, livres, conférences) mais par immersion, partage et engagement, c’est pourquoi a été mise en place l’Escuelita qui doit transmettre les sept principes du « diriger en obéissant » (mandar obedeciendo):

  • Servir et non pas se servir,
  • Représenter et non pas supplanter,
  • Construire et non pas détruire,
  • Obéir et non pas commander,
  • Proposer et non pas imposer,
  • Convaincre et non pas vaincre,
  • Descendre et non pas monter.
Il évoque les dispositifs de santé, les programmes d’éducation et constate que les communautés ne connaissent plus la faim, qu'elles se nourrissent mieux et parviennent à épargner. Les « projets productifs » sont envisagés sous l’angle de la « résistance économique » dans le but de maintenir l’autonomie : « l’objectif principal des communautés indigènes n’est pas la production, mais la survie en tant que communautés ». La zapatisme ne produit pas le capitalisme dans ses territoires. Il ne se contente pas de combattre « le système » mais de construire une « pratique générant un sens collectif et conférant de la légitimité (…) aux processus et aux structures propres de l’auto-gouvernement ».

Jérôme Baschet fut un des 5 000 élèves accueillis dans les villages rebelles pour une session de l’Escuelita. Il a rapporté son expérience dans
ENSEIGNEMENT D’UNE RÉBELLION : La Petite école zapatiste dont nous avons déjà rendu compte.

Sylvia Marcos revient sur l’adoption de la « loi révolutionnaire des femmes » diffusée le 1er janvier 1994, évalue les progrès et les limites après vingt ans d’application. Il ne s’agissait pas de corriger les « mauvaises habitudes » mais bien de remonter aux racines : l’exploitation par les grands propriétaires terriens. Dans le mouvement zapatiste, la femme occupe une place centrale et visible.

Gustavo Esteva explique comment le soulèvement zapatiste a créé une alternative à la mondialisation néolibérale et ouvert une voie à l’espoir. « Les zapatistes défient, en paroles et en actes, tous les aspects de la société contemporaine. Ils révèlent la cause principale des crises actuelles et aident à démanteler le discours dominant. Ils sapent le capitalisme, l’État-nation, la démocratie formelle et toutes les institutions modernes. » « Déterminés à réorganiser le monde d’en bas vers le haut, en s’adressant d’abord aux populations elle-mêmes, ils mettent en évidence le caractère illusoire et contre-productif des changements conçus et mis en oeuvre du haut vers le bas. » Parce que les pouvoirs en place accentuent le pillage et l’exploitation des majorités, menacent la survie même de l’humanité, la lutte actuelle doit prendre une forme anticapitaliste comme condition de survie. La promesse radicale des zapatistes n’est pas une « nouvelle construction idéologique d’avenirs possibles », elle s’autoréalise continuellement dans les faits. S’il est difficile de changer le monde, il est possible d’en créer un nouveau, « un monde sans exploitation ni classes sociales, sans oppression ni hiérarchie (sauf celle du service aux autres) et au sein duquel la mentalité patriarcale et sexiste a été complètement brisée, un espace qui n’est déjà plus une utopie, car il a sa place dans le monde ».
« Si l’on considère que l’État de droit n’existe que dans les sociétés où tous les membres du corps social connaissent et acceptent les règles qui régissent leur vie, et que ces règles sont universellement appliquées de manière juste et équitable, nous devons reconnaître qu’aucune société actuelle, à l’exception de la société zapatiste, ne vit dans un État de droit. »

Alicia Castellanos Guerrero analyse comment et pourquoi le zapatisme est une référence majeure des luttes actuelles : une « utopie concrète » face à l’idée d’impossibilité qui domine l’imaginaire sociale et démobilise l’action collective, face à l’aggravation de la crise de civilisation du système capitaliste.


ZAPATISME : LA RÉBELLION QUI DURE
Points de vue du Sud
Alternatives Sud – Volume 21-2014/2
210 pages – 13 euros
Centre Tricontinental et Éditions Syllepse – Louvain-la-Neuve/Paris – Mai 2014



Faire connaître la pensée et les initiatives alternatives du Sud et contribuer ainsi au débat d'idées sur l'avenir des relations Nord/Sud. C'est-là l'un des enjeux fondamentaux du 21e siècle et l'objectif de cette collection. Le Centre Tricontinental (CETRI) présente des « points de vue du Sud » et des propositions d'alternatives au système économique, politique et culturel dominant qui génère inégalités et exclusions.


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