Pour trouver et ouvrir des formes de dépassement du capitalisme en démasquant ses fins, David Graeber propose quatre essais d’anthropologie comparée qui interrogent la nécessité des hiérarchies, la continuité entre esclavage et travail salarié, la consommation comme idéal de destruction, le fétichisme.
Des coutumes, de la déférence et de la propriété privée. Éléments pour une théorie générale de la hiérarchie.
David Graeber s’intéresse à « la transition qui conduit du monde de Rabelais à celui de la reine Victoria », réprimant et transformant les manières dont une personne était supposée manger, boire, se soulager, faire l’amour. En s’appuyant sur deux catégories ethnographiques traditionnelles, les « relations de plaisanterie » et les « relations d’évitement », il étudie ce processus historique décrit par Max Weber comme lié au développement du calvinisme dont le puritanisme a également favorisé le développement du capitalisme moderne avec sa discipline de travail quasi monastique et ses stratégies obsessionnelles d’accumulation, par Peter Burke qui s’est intéressé à l’éradication des éléments de la vie publique et rituelle considérés comme immoraux par les autorités religieuses catholiques au XVIe siècle, par Norbert Elias qui a étudié l’apparition de « la honte et la gène » en Europe occidentale à cette même période. Ce même processus est « responsable des idéologies de la propriété privée absolue et de la commercialisation galopante de la vie quotidienne ».
Les relations de plaisanterie sont marquées par « la mise en scène d’une agression fictive, fondées sur un « irrespect et un refus de la formalité extrêmes, pour ne pas dire compulsifs ». Au contraire, les relations d’évitement sont marquées par un tel respect qu’une partie est invitée à ne jamais parler à l’autre, ni même à la regarder. « Là où les relations de plaisanterie tendent à être mutuelles, à constituer un échange paritaire de mauvais traitements soulignant une égalité de statut, l’évitement est généralement hiérarchique. » Tandis que l’évitement repose toujours sur la honte, les plaisanteries, souvent à caractère sexuel faites d’accusations impudiques ou scatologiques, relèvent d’un humour éhonté.
Avant d’être une relation entre une personne et une chose, la propriété est une relation entre personnes. Pourtant, le mot « bien » qui signifie la possession est souvent employé dans d’autres sens. Par exemple, sur les îles Lau aux Fidji, lorsqu’un clan « possède » une espèce animale, un type de poissons et une variété d’arbres, ceux-ci sont tabous. Il ne peut être porté préjudice à l’une d’elle sans se porter préjudice à soi-même. Ce droit n’exclut pas les autres mais ce sont les propriétaires qui ne peuvent toucher à leurs biens. La propriété est étroitement reliée à l’évitement. David Graeber suggère que « la personne, dans la sphère de l’évitement, est construite sur la base de sa propriété », ou de ses propriétés. Le mot « personne » vient d’ailleurs du terme étrusque « persona » qui signifie masque et désigne « un être social abstrait identifié par ses objets physiques ». Marcel Mauss soulignait qu’un cadeau était une part de soi, ce qui se confirme si une personne est faite d’une collection de propriétés.
L’anthropologie ne distingue délibérément pas les hiérarchies linéaires et les hiérarchies taxinomiques dans lesquelles chaque niveau englobe les niveaux inférieurs. Toute hiérarchie sociale effective combine en effet des niveaux de plus en plus élevés d’inclusion (de la famille à la lignée, au clan, à la tribu) et des groupes exclusifs qui se montrent capables de revendiquer qu’ils représentent la totalité du groupe à chaque niveau (barons, ducs, rois, maires, gouverneurs, présidents). Plus le groupe que représentent ces derniers est élevé dans la hiérarchie taxinomique, plus ceux-ci sont vus comme des êtres abstraits, universaux et se trouvent coupés du reste du monde, y compris de ceux qu’ils représentent. Une classe ou une couche sociale se démarque de ceux qu’elle considère comme inférieurs à elle « par la manière dont ses membre se conduisent eux-mêmes les uns envers les autres ». Norbert Elias notait que les manuels de courtoisie du Moyen Âge encourageaient les lecteurs à réprimer leurs fonctions corporelles, à contrôler leurs impulsions naturelles et leurs émotions violentes, conformément aux conduites d’évitement. La culture et l’imagerie populaires étaient traversées « par un élan puissant qui se saisi[ssai]t de toutes les qualités traditionnellement évoquées par l’élite et ses représentants pour dénoncer les couches les plus basses de la société (la jouissance et l’ivrognerie, les fonctions corporelles, le monstrueux et le grotesque) et tend[ait] au contraire à les affirmer et à les célébrer. » Mikhaïl « Bakhtine soutient que le grotesque, la plaisanterie et le rire fonctionnaient comme une espèce de solvant universel de la hiérarchie : en réduisant le monde à des corps qui ne cessent de plaisanter, la fibre même des structures de la culture officielle se trouvait arrachée de telle sorte que même les membres du cénacle le plus élevé ne pouvaient manquer de venir s’écraser sur le sol. Si on rejette en bloc le principe d’évitement, si rien n’est sacré ni séparé, alors il ne peut plus y avoir de hiérarchie. » Dans les pratiques quotidiennes même les classes les plus basses semblaient employer un langage obscène de manière plus libre, plus ouverte que les classes privilégiées, donnant l’impression d’une espèce de subversion.
Norbert Élias a étudié les manuels utilisés pour l’instruction des enfants entre le XIIe et le XIXe siècle et note une « avancée constante du seuil de l’embarras et de la gêne ». Ce qui était considéré comme embarrassant ou honteux devant des supérieurs, a progressivement été présenté comme gênant devant des égaux, puis des inférieurs et finalement à éviter par principe. La relation d’évitement s’est généralisée.
« Dans des contextes qui impliquent l’échange, les personnes sont définies par ce qu’elles ont : dès lors que l’argent rend toute propriété au moins potentiellement équivalente, alors les personnes le sont aussi. » Dans l’Europe de la première modernité, les idéaux de la propriété privée ont émergé lentement et de manière inégale, notamment la propriété foncière. Une classe en particuliers, dont les vies étaient organisées autour de ces valeurs, a commencé « à intérioriser la logique d’exclusion comme une manière de définir leur propre personne ». Ainsi les concepts de propriété privé ont-ils joué un rôle décisif dans la reconfiguration des conceptions populaires de la personne, devenant le fondement des notions de liberté politique, fondations des théories des droits de l’homme : la propriété privée était une institution naturelle, sa logique précédant l’émergence de toute société humaine, laquelle a du être créée en raison du besoin des individus de sauvegarder leur propriété et de réguler ses transactions. Tandis que la vision hiérarchique soutenait que l’identité des gens était définie par leur place dans la société, elle dépendait désormais de leurs propriétés.
À partir du bas Moyen Âge, dans tout le Nord de l’Europe, les jeunes quittaient le foyer familial vers dix ou quinze ans pour passer dix ou quinze ans « au service de quelqu’un », salariés vivants sous le toit de leur employeur. Vers vingt-cinq ou trente ans, ils avaient accumulé suffisamment de ressources pour se marier et s’établir à leur compte. Ces jeunes, considérés comme animés par « les vices charnels de la violence et de la débauche », tout en organisant des célébrations comme le carnaval, accomplissaient des actes de déférence formelle avec une obéissance respectueuse vis-à-vis de leurs maîtres, et intériorisaient progressivement les comportements disciplinés de ceux-ci. Alors que les relations capitalistes commençaient à dominer l’industrie et que se développait l’agriculture commerciale, les apprentis devant attendre plus longtemps pour obtenir leur statut d’adulte, si bien que beaucoup abandonnaient leur idéal d’autonomie en se mariant jeune et en se résignant à un statut de salarié à vie. Les classes laborieuses apparaissaient dès lors comme « naturellement indisciplinées et obsédées par la chair » En Angleterre, les puritains lancèrent leur foudres sur la vie festive courante et cherchèrent à imposer « la discipline domestique ». Au XVIe siècle, les carnavals disparus étaient évoqués comme un âge d’or où l’ « égalité et la bonheur des corps n’étaient pas encore choses du passé ». On regrettait la « perte du bon voisinage », de la solidarité et de l’entraide. « Le passé se mit à ressembler de plus en plus au Pays de Cocagne. »
« Toute tentative pour créer un ethos véritablement égalitaire sur la base des principes de déférence formelle est en dernière analyse vouée à l’échec. Il s’agit d’une contradiction fondamentale. » La logique individualiste ne peut manquer de créer « une catégorie résiduelle de personnes » présentées comme chaotiques, animales, dangereuses, catégorie soit raciale ou ethnique, soit économique. Le racisme nord-américain, par exemple, n’est pas « la grande exception à l’individualisme possessif sur lequel le pays s’est construit, une anomalie, mais une caractéristique essentielle à sa nature.
L’idée même de consommation. Désir, fantasmes, et esthétique de la destruction de l’époque médiévale à nos jours.
David Graeber s’inscrit en faux contre le « petit conte moral » qui voudrait que les consommateurs soient manipulés par les publicitaires et les spécialistes de marketing dont l’intention est d’écouler des produits dont personne n’a en réalité besoin. Les gens trouvent non seulement « la plupart des plaisirs qu’ils ont dans la vie dans le fait de consommer » mais créent également « leurs propres significations à partir des produits dont ils choisissent de s’entourer ». En dénonçant la consommation, nous dénonçons ce qui donne du sens à leur vie. De plus, cette fable importe les catégories de l’économie politique, les sphères de la production et de la consommation, là où elles n’ont jamais existé auparavant. Désormais, la consommation désigne tout ce que font les gens lorsqu’ils ne travaillent pas, dès lors que des biens manufacturés se trouvent engagés dans une activité, y compris jouer de la musique par exemple. À l’aide de l’anthropologie et d’autres sciences sociales, il tente de contester cette « conception idéologique ».
Le terme « consommer » dérive du latin consumere qui signifie « dévorer, détruire ». Dans sa signification contemporaine, il a fait son apparition dans la littérature de l’économie politique à la fin du XVIIIe siècle, sous les plumes d’Adam Smith et de David Ricardo, tandis que la séparation des lieux de travail et de vie structurait le capitalisme industriel émergent. La société de consommation est ainsi définie comme « une société qui écarte toute valeur durable au nom du cycle sans fin de l’éphémère » : la production infinie ne peut se maintenir que par une croissance continue, supposant des cycles de destruction infinis. Longtemps le désir a concerné le plaisir, la richesse, le pouvoir et le prestige avant d’être associé, avec le développement de la théorie économique, à la consommation, c’est-à-dire à des biens qui n’étaient pas considérés comme des nécessités mais soumis au caprice de la mode. David Graeber développe un histoire des théories du désir que nous ne ferons que survoler ici. Depuis Platon, une tradition considérait que le désir trouvait ses racines dans un sentiment de manque ou d’absence. Une autre, remontant au moins à Spinoza, le définit comme une énergie qui lit les choses les unes aux autres. Ces deux définitions considère que le désir implique de l’imagination : « Les objets de désir sont toujours des objets imaginaires. » Le désir humain implique une reconnaissance mutuelle et, pour Hegel, sa quête ne peut être que violente.
Si le manque constant de satisfaction peut pousser à la consommation, ce processus n’est pas forcément frustrant mais il a certainement contribué à la création d’une nouvelle forme d’hédonisme. Au contraire de l’hédonisme traditionnel fondé sur l’expérience directe du plaisir et qui par nature est limité, selon une perspective capitaliste, par la saturation qu’il entraine, « l’hédonisme trompeur moderne » (modern self-illusory hedonism), comme le nomme Colin Campbell résout ce problème puisque cette forme de consommation repose sur des « projections imaginaires et des rêves éveillés qui portent sur ce qu’avoir un certain produit pourrait bien vouloir dire ». « La jouissance véritable ne vient pas tant de la consommation des objets matériels que des rêveries elle-mêmes. » Selon les théories de l’amour développées au Moyen Âge et pendant la Renaissance, lorsqu’un homme tombait amoureux d’une femme, il n’aimait pas vraiment la femme elle-même mais son image, logée dans son « système pneumatique », substance astrale intermédiaire qui assurait le passage des impressions sensibles aux images fantastiques, s’emparant progressivement de son imagination. Lorsque Giodano Bruno évoquait la possibilité d’influencer en contrôlant ces images, il ne songeait nullement à appliquer « ces techniques pré-publicitaires » à des fins économiques mais seulement à des fins politiques.
Dans l’Europe médiévale, l’imagerie populaire représentait le paradis, le Pays de Cocagne, en insistant sur la nourriture tandis que la haute culture se fixait sur des « biens de consommation d’élite » (encens, épices, parfums). Cette dernière rejetait toute forme de cupidité, d’appétit auxquels la culture populaire se livrait de façon collective. La femme était également représentée comme insatiable, par opposition à l’homme engagé dans l’effort infini. ce « topos misogyne » remonte au moins à Hésiode et fut renforcé par la doctrine chrétienne en faisant porter à la femme le fardeau du péché originel. Cette rhétorique a été mise de côté au moment de la révolution industrielle.
Giorgio Agamben soutient que « l’idée selon laquelle tous les hommes sont poussés par des désirs infinis et insatiables n’est devenue possible qu’à partir du moment où imagination et expérience se sont scindées », avec Descartes. À cette même période, les gens ont commencé à se définir comme des individus isolés ne définissant plus leur rapport au monde en terme de relations sociales mais en termes de droits de propriété.
Les modes de production sous toutes les coutures. Ou pourquoi le capitalisme est une mutation de l’esclavage.
Alors que d’autres recherchent des origines au capitalisme dans l’Antiquité, David Graeber interprète le capitalisme moderne comme une forme d’esclavage. Il explore le concept de « mode de production » (MdP), généralement compris de façon évolutionniste eurocentrique avec l’habituelle division entre esclavage, féodalisme et capitalisme, difficilement applicable à d’autres parties du monde, puis la théorie des systèmes-monde, développée par Immanuel Wallerstein, qui transforma « l’unité d’analyse » de la théorie des MdP basée sur la dynamique de classe interne aux États individuels, et qui légitima la « naturalisation du capitalisme », situant son apparition, avec celle de l’État, il y a 5 000 ans, empêchant d’imaginer son élimination d’autant qu’il désigne désormais très généralement toute forme d’organisation économique qui utilise de l’argent pour en engendrer plus. Cette théorie continuationniste définit aussi largement le salaire, comme l’argent donné à n’importe qui en échange de services, au point de considérer les rois comme des travailleurs salariés, oubliant toute notion de subordination. Il s’oppose à cette conception idéologique que l’on pourrait appliquer pour définir tout aussi largement pour le socialisme, le communisme, le fascisme et leur trouver des origines lointaines. De la même façon, il est tout aussi facile de définir l’esclavage dans des termes beaucoup plus larges. Il souligne enfin que les approches des MdP demeurent exclusivement matérialiste alors que dans l’Antiquité la production de richesses, loin d’être considérée comme une fin en soi, s’apparentait à une étape inférieure dans un processus plus vaste de « production de personnes ». « Le capitalisme et la “science économique“ pourraient nous induire en erreur en nous incitant à croire que le but ultime de la société est tout simplement l’augmentation du PIB national, la production de toujours plus de richesses, quand la richesse n’a en réalité pas d’autres sens que d’être un moyen pour la croissance et l’accomplissement des êtres humains. »
David Graeber oppose à l’invisibilisation de nombreuses tâches qui maintiennent les sociétés en état de marche, par la plupart des théories politiques et économiques, une théorie de la valeur qui s’attache à la « production de gens », et soutient que ce « processus de création » est toujours effectué par d’autres. Son occultation est d’autant plus grande que la société est hiérarchisée, dissimulé par la création d’objets physiques de valeur.
Alors que dans toutes formes de relations entre des gens qui ne se comprennent pas tous très bien, il demeure nécessaire de comprendre comment les autres se considèrent eux-mêmes ou ce qu’ils veulent, pour avoir une influence sur eux, avec la violence ce travail d’interprétation est rendu complètement inutile, de même que dans le cadre de la violence structurelle des hiérarchies sociales soutenues par la menace systématique de l’usage de la force. Le marché efface « la mémoire des transactions antérieures » : les acheteurs d’un produit ignorent tout de ses conditions de production, selon le principe du « fétichisme de la marchandise ».
« L’esclavage permet à une société de voler efficacement le travail qu’une autre société a investi dans la production d’êtres humains. » Il implique donc aussi une séparation de la sphère domestique et du travail. La doctrine moderne de la liberté comme une propriété humaine que l’on pourrait posséder a été développée à Lisbonne et Anvers, toutes deux, à cette époque, centres de la traite des esclaves. Alors qu’une catégorie de personnes pouvait s’imaginer « libres » parce que d’autres ne l’étaient pas, aujourd’hui ce sont les mêmes personnes qui vont et viennent entre ces deux positions au cours de la journée. Un transfert qui a eu lieu une seule fois au moment de la vente, en vertu du régime de l’esclavage se répète sans cesse dans le cadre du capitalisme. Le travail salarié a été appliqué à grande échelle, non parce que l’esclavage s’avérait inefficace, mais plutôt parce qu’il ne créait pas de marchés de consommation. Le besoin de profit et de croissance propre au capitalisme s’est développé grâce aux entreprises qui en Europe n’étaient pas familiale comme dans le reste du monde, mais étaient des « abstractions transcendantes ».
Le fétichisme comme créativité sociale. Que les fétiches sont des dieux en cours de construction.
David Graeber cherche une issue à deux dilemmes qui hantent la théorie sociale :
- la tendance propre à la théorie de faire sans cesse la navette entre les modèles qu’Alain Calillé, sociologue français et animateur du groupe MAUSS, appelle « individualiste » et « holistique ».
- la création de nouvelles institutions, au moment d’une révolution, selon Marx, ne devrait pas suivre l’imagination réflexive, c’est-à-dire ne pas se conformer à des plans. Cornéluis Castoriadis, fondateur effectif de la tradition autonome, considérait que des institutions autonomes étaient consciemment créées par ses membres, prêts à les réexaminer constamment.
Le terme « fétichisme » a été inventé pour décrire « des coutumes que l’on considère comme étranges, primitives et plutôt scandaleuses ». William Pietz a retracé son histoire et souligne qu’il n’a été produit ni en Afrique ni dans les traditions européennes mais par la confrontation entre les deux : les européens qui faisaient des affaires en Afrique de l’Ouest à partir du XVe siècle se trouvèrent confrontés à la menace du relativisme. Constatant la relativité de la valeur économique, des logiques de gouvernement, de la dynamique de l’attraction sexuelle, ils évitèrent les conséquences les plus inquiétantes de leur expérience en décrivant les Africains comme des « fétichistes ». L’or qui poussait beaucoup à prendre de grands risques n’était précieux que parce que difficile à se procurer, tout comme les perles et les breloques pour les Africains. « Au lieu de reconnaître le caractère arbitraire qui sous-tend tous les systèmes de valeur, leur conclusion fut que c’étaient les Africains qui faisaient preuve d’arbitraire. »
L’explication la plus commune de l’origine des fétiches est « la conjecture fortuite d’un désir ou d’un but momentané et d’un objet aléatoire porté à l’attention du sujet désirant ».
Graeber relate longuement des rituels Bakongo et Tiv au cours desquels des fétiches étaient « fabriqués » comme moyen de conclure des contrats et des accords, de former de nouvelles associations, avant d’établir un parallèle avec les théories du contrat social en cours d’élaboration en Europe à la même époque. La conclusion des recherches de Marcel Mauss sur le don était que « la forme la plus élémentaire de contrat social n’était autre que le communisme : un engagement à durée indéterminée entre deux groupes, ou même deux personnes, de s’approvisionner l’un l’autre ; dans lequel, même l’accès aux possessions de l’un ou de l’autre se trouvait conditionné au principe de “chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins“ ». Si, à l’origine existait deux possibilités : la guerre totale ou la « réciprocité totale », il soutenait que la seconde option imprimait sa forme partout. Celle-ci reste d’ailleurs le « fondement de la socialité » de nos jours.
« Un fétiche est un dieu en cours de construction. » On le trouve « là ou les frontières entre “magie“ et “religion“ perdent leur sens ». Après un détour par la théorie de la valeur de Marx, et bien sûr par celle du « fétichisme de la marchandise », David Graeber souligne de nouveau « l’étrange disparité » chez Marx entre son point de vue sur la création matérielle et celui sur la créativité sociale, notamment la révolution. Il montre comment la logique du fétichisme participe à la création de quelque chose de nouveau. « Tout acte de créativité sociale est dans une certaine mesure révolutionnaire, sans précédent – nouer une amitié ou nationaliser un système bancaire. Mais aucun ne l’est tout à fait. » Il met également en évidence le « paradoxe du pouvoir » puisque celui-ci n’est quelque chose que si d’autres personnes pensent qu’il agit.
Avec les questionnements qu’il soulève, David Graeber provoque des fulgurances qui bouleversent nos habitudes de penser.
David Graeber
Traduit de l’anglais par Maxime Rovere et Martin Rueff
Préface de Martin Rueff
364 pages – 20 euros.
Éditions Payot – Paris – Octobre 2014
416 pages – 10 euros.
Éditions Rivages – Paris – Mai 2024
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