Karl Marx présentait « le Marché libéral » comme « un véritable éden des droits naturels de l’homme », assertion partagée au XIXe siècle par la plupart des courants socialistes et anarchistes mais parfaitement inaudible aujourd’hui. Pourtant, Jean-Claude Michéa se propose d’expliquer comment le recentrage de la gauche moderne sur la seule rhétorique des « droits de l’homme » l’a convertie aux dogmes du libéralisme, notamment à la « mystique de la croissance et de la compétitivité ».
Les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles sont à l’origine d’un « traumatisme originel ». Ces guerres civiles idéologiques ont provoqué des effets socialement destructeurs, ses clivages traversant les différentes classes sociales, désorganisant les solidarités traditionnelles jusque dans les liens familiaux. Les « Modernes » ont alors jeté les bases intellectuelles de la « société libérale » postulant d’une part que l’homme est un « loup » potentiel pour tous ses semblables (dixit Hobbes) animé par une insociabilité constitutive c’est-à-dire une tendance supposée « naturelle » à n’agir qu’en fonction de son seul intérêt privé, et non plus l’« animal politique » que décrivait Aristote et les penseurs médiévaux. Dès lors, un « contrat » permettra de rechercher « la moins mauvaise société possible », renonçant à l’idéal antique d’une « société bonne ». D’autre part, au nom de la Raison, l’existence collective devra être soumise à la régulation protectrice, anonyme et impersonnelle, de deux types d’« horlogerie sociale » : le Marché et le Droit. Dès lors, la « gouvernance » de l’État libéral reposera sur des critères techniques ou scientifiques, et les valeurs morales, religieuses ou philosophiques seront cantonnées à la sphère privée.
L’article 4 de la Déclaration de 1789 définit la liberté comme « tout ce qui ne nuit pas à autrui », évacuant toute norme morale, philosophique ou religieuse, cessant par là-même d’être une valeur mais un pouvoir reconnu à chaque individu « en tant que propriétaire de lui-même » (dixit Locke) de déterminer en toute indépendance ses propres valeurs morales, religieuses et philosophiques. Dès lors, les idéologues libéraux développent une phobie de tout concept d’identité comme normes culturelles collectivement partagées. La gauche, depuis son renoncement au projet socialiste, partage cette philosophie comme seule « politique d’émancipation convenable ». La dynamique du capitalisme, dans sa recherche de l’accumulation indéfinie du capital dont Marx avertissait qu’elle ne connaissait « aucune limite morale ni naturelle », dynamite progressivement et continuellement tous les « montages normatifs légués par l’histoire » considérés comme « constructions culturelles arbitraires ». Cette « guerre de tous contre tous » entend traiter les « problèmes de société » dans le seul cadre « axiologiquement neutre » du droit libéral, sans débat philosophie ni distinction, donc, entre ce qui constitue un véritable progrès social et humain, et ce qui représente une « décomposition marchande du lien social ». Cette « atomisation du monde » (dixit Engels dès 1845) entrave l’existence de toute communauté humaine qui suppose entre ses membres une minimum de normes culturelles communes. C’est pourquoi ce libéralisme politique et culturel s’appuie sur le libéralisme économique car « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion » (dixit Voltaire). « C’est pourquoi, tôt ou tard, l’économie de marché finit inévitablement par apparaître comme la seule « religion » possible d’une société axiologiquement neutre et comme l’unique moyen de restaurer un semblant de lien social dans une société en voie d’atomisation culturelle. » Cette logique ne connaissant par définition aucune limite, parvient à subvertir le monde du Droit, dépossédant les États de leurs derniers pouvoir de régulation juridique au seul profit d’arbitrages privés.
Dans ce texte d’une conférence prononcée en 2015 au congrès du Syndicat des avocats de France, Jean-Claude Michéa propose une analyse historique et philosophique fort intéressante, cependant ses conclusions restent un peu évasives. Au risque de passer pour « passéiste », il préconise, sans beaucoup s’étendre, de proposer « une autre manière philosophique de fonder ces libertés indispensables » afin de « désamorcer le principe d’illimitation qui ronge de l’intérieur l’idéologie libérale des droits de l’homme », et souligne tout l’intérêt philosophique de la critique socialiste du XIXe siècle, notamment dans ses variantes libertaires et anarchistes, qui projetait précisément de refonder l’idéal de liberté et d’égalité. Il dénonce l’hypocrisie d’un droit privé, prétendument symétrique, dépourvue de questionnement philosophique, qui justifie « l’enrichissement sans fin d’une minorité et la précarisation croissante de l’existence du grand nombre ». L’idéologie officiellement « égalitariste » se développe paradoxalement au même rythme que celui des inégalités sociales réelles. Fort de son constat, il se contente de désigner la direction opposée, limité sans doute par le format de son intervention et soucieux de répondre aux préoccupations immédiates de son public. Il devrait aussi préciser que tout le monde à gauche n'a renié « la critique socialiste
», libertaire ou anarchiste.
LE LOUP DANS LA BERGERIE
Jean-Claude Michéa
170 pages – 17 euros.
Climats, un département des éditions Flammarion – Paris – Septembre 2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire