4 juillet 2019

POINTS DE NON-RETOUR [THIAROYE]

Les soldats du 14e régiment de tirailleurs sénégalais, engagés dans les Ardennes, sont faits prisonniers par les Allemands, dispersés dans des Frontstalags, fermes et usines en France occupée, avant d’être embarqués et ramenés en Afrique. Comme ils réclamaient le versement de leur solde, ils furent exécutés par leur propre armée, jetés dans des fosses communes, effacés, oubliés, « évaporés ».
L’histoire s’est arrêtée à Thiaroye, au Sénégal, en 1944. Pour les victimes de la tragédie. Pour leurs descendants, sur plusieurs générations, ignorant ce qu’y s’est réellement passé. « Un parent humilié donne toujours un enfant en colère. » Pour les « bourreaux », aussi, incapables de vivre avec ce trop lourd secret. Pour leurs familles qui vont en supporter le poids sans rien en savoir. Certains essayeront de « remettre les bouts ensemble », de découvrir la vérité, de comprendre comment et combien elle a entravé leur existence : « Le présent ne peut pas exister à l’ombre de ce passé flou. » Avec leurs récits croisés, Alexandra Badea tente de comprendre la puissance folle de ce « point de non-retour ».


Alexandra Badea sait rendre attachant ses personnages aux destins parallèles, sans trop nous en dire, et longtemps on se demande ce qui les relie. Elle nous livre leur histoire par bribes, par éclats de souvenirs, de vérité, révélés peu à peu, comme les personnages eux-mêmes la découvre.
Elle montre comment l’Histoire bouleverse les destinées, les brise sur plusieurs générations, par les violences qu’elle inflige et les non-dits, les traumatismes et les blessures psychologiques qui se transmettent, du côté des vaincus autant que de celui des vainqueurs. Le silence détruit plus qu’il ne préserve. « C’est cette pensée cartésienne, froide, qui nous sépare de tout. C’est avec ça qu’on a conquis le monde et annulé d’autres philosophies. Dans les cultures orientales on dit : Ne mettez pas d’obstacle au mouvement de la douleur. On ne peut pas atteindre l’aube sans traverser la nuit. »
Et puis il y a Nora qui reçoit les enregistrements d’un témoignage déterminant, en termine le montage et doit lutter contre la direction de la radio qui lui demande de « diluer » l’histoire pour la recentrer sur l’émotion : « Je ne ferai plus de compromis. Je ne cherche pas l’émotion. Je cherche la raison. La raison froide qui donne à l’homme la possibilité de réfléchir, la liberté de penser par lui-même, la force de prendre les idées qui orientent le monde vers la direction qu’il sent juste. Tout est politique dans la vie. Même l’amour. »

« Personne ne sait rien. Alors on se tait et on baisse le regard. Et d’un côté on se transmet la culpabilité et la honte et de l’autre la colère et le sentiment d’impuissance. Et pendant ce temps un connard va dire juste à côté des charniers de Thiaroye que l’homme africain n’est jamais entré dans l’Histoire et d’autres connards vont l’applaudir en serrant les dents car sinon on va leur couper le courant. Et la police va continuer à tuer des jeunes qui refusent de se taire, par « erreur » ou par « accident » comme d’habitude… car ce sentiment d’impunité se propage à travers l’Histoire comme une maladie vénérienne. »

Évitant toute tentation manichéenne, Alexandra Badea propose une analyse d’une grande complexité, avec une impressionnante maîtrise de la dramaturgie. Le sujet nous a interpelé, nous avons rencontré une auteure. Une magnifique découverte.





POINTS DE NON-RETOUR [THIAROYE]
Alexandra Badea
98 pages – 13 euros
Éditions L’Arche – Paris – Août 2018


 

De la même auteure :

POINTS DE NON-RETOUR [QUAI DE SEINE]


Voir aussi :

MORTS PAR LA FRANCE - Thiaroye 1944

XXI - n° 39 : NOS CRIMES EN AFRIQUE

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire