26 août 2020

LA CAUSE DES PAUVRES EN FRANCE

Dans les années 1950, émerge un nouveau rapport aux pauvres et à la pauvreté, sous la forme d’une cause, c’est-à-dire « la volonté proclamée par divers acteurs et groupes mobilisés de réparer l’injustice faite à un groupe social en portant à la reconnaissance publique son existence jusqu’alors ignorée ou sous estimée ». Cet « espace de la cause des pauvres » est caractérisé par son élargissement continu et des reconfigurations fréquentes que Frédéric Viguier s’efforce de mettre en lumière, en même temps que ses différents « avocats ». Il montre comment la question de la pauvreté s’est « atomisée de celle des inégalités dont elle est le produit », alors qu’étant inextricablement liés à la structure sociale qui les provoque, les phénomènes de pauvreté ne peuvent être isolés du systèmes des inégalités.

1945-1955 : La cause des pauvres dominée.
Le ralliement communiste au consensus keynésien autour de la résorption de la pauvreté par le plein emploi et la généralisation du contrat de travail fordiste à l’ensemble de la société salariale, permit d’élargir le système des assurances sociales à l’ensemble des salariés. La résorption de la pauvreté découlerait de l'amélioration de la condition de l’ensemble des exploités. La dimension corporative de la Sécurité sociale, avec une vingtaine de régimes spéciaux et des prestation plus avantageuses comme éléments d’attraction de la main-d’oeuvre vers des secteurs indispensables à la reconstruction nationale, offrirait quelques années plus tard un front désunis aux offensives « réformatrices ». En réservant la vraie protection sociale aux salariés stables et ne garantissant qu’un minimum insuffisant aux plus précaires et aux chômeurs, le système mis en place empêchait le partage du travail, par exemple, et la garantie de remboursements universels. Il institutionnalisait la distinction entre l’assurance et l’assistance. L’assurance chômage et la question du logement sont les grands absents du projet de Sécurité sociale. Les travailleurs migrants, citoyens de l’Union française compris, n’en bénéficiaient pas pleinement.
En parallèle, l’assistance continuait à exister, redéfinie par divers lois et décrets entre 1953 et 1955, uniformisant les pratiques au niveau national. Frédéric Viguier présente chacune des oeuvres et leur développement : le Secours populaire, subordonné jusqu’à la fin des années 1970 au PCF qui l’empêchait d’autonomiser la question des pauvres de la question ouvrière, le Secours catholique, organisation internationale de l’Église catholique qui s’est longtemps bornée à la recherche d’une action caritative efficace, le mouvement Emmaüs, initié par l’Abbé Pierre, responsable de l’ « insurrection de la bonté » pendant l’hiver 1954, le mouvement Aide à toute détresse Quart Monde, fondé en 1950 par Joseph Wresinski, longtemps présidé par Geneviève de Gaulle-Anthonioz.

1955-1968 : La cause des pauvre s’autonomise.
Disparus de la scène publique après le coup d’éclat de l’hiver 1954, jusqu’au milieu des années 1980, les défenseurs de la cause des pauvres construisent leur mobilisation. Le système social français en plein développement, laissait de nombreuses situations difficiles en dehors de son champ d’action. L’Unedic et les Assedic furent créés le 31 décembre 1958, améliorant la situation d’une petite minorité de demandeurs d’emploi. L’effort public en matière de construction de logements bénéficia d’abord aux catégories moyennes capables de compenser par le paiement d’un loyer l’insuffisance de l’effort financier public, plutôt qu’aux populations privées de ressources financières. À partir du milieu des années 1950 et plus encore à partir des années 1960, le relogement des personnes les plus démunies s’accéléra, avec la construction des grands ensembles HLM. « En définitive, la politique nationale de logement des années 1960 aboutit à assigner à des fractions inférieures des classes populaires des espaces divers de relégation, construisant du même coup, aux marges de la société salariale en expansion économique, des populations spatialement excentrées et socialement stigmatisées. »
La « science de la pauvreté », née dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, mise à l’agenda politique par le président Kennedy en 1963, puis de son successeur Lyndon B. Johnson, inspira les réformateurs sociaux français : les sciences sociales devaient pouvoir permettre la mise en place d’une politique efficace de redistribution des revenus, en s’attachant à promouvoir les capacités de prise en charge par elles-mêmes des communautés pauvres, en déployant des programmes d’action sociale communautaire, et en luttant contre les effets néfastes de la « culture de la pauvreté ». Le PCF, attaché aux thèses de l’exploration capitaliste du prolétariat, ne pouvant prendre en compte dans son discours, la situation des « laissés pour compte de la croissance », abandonna cette question sociale à d’autres et se coupa durablement de la cause des pauvres en formation. ATD Quart Monde, par sa proximité avec les habitants du camp de Noisy-le-Grand, mit en lumière les dimensions de cette « culture de la pauvreté » : inadaptation au travail salarié industriel, comportements familiaux peu conformes aux normes modernes de la famille nucléaire, résignation passive à la condition vécue. Ce mouvement devint un sorte d'université populaire permanente et un groupe de pression pour les plus pauvres auprès des pouvoirs publics et de l’opinion publique.

1968-1984 : La cause des pauvres s’institutionnalise grâce à l’émergence au sein de l’appareil d’État d’un nouveau courant réformiste de hauts fonctionnaires attachés aux associations caritatives et sociales : René Lenoir défendit une administration au service de l’intérêt général, Jean-Michel Belorgey plaida pour une grande libéralité du volant « insertion », François Bloch-Lainé, président de l’association pour le Développement des associations de progrès (DAP) à partir de 1975, réussit à unifier le secteur associatif afin de clarifier ses relations avec l’État afin que celui-ci accorde des allégements fiscaux, notamment. Pour contrer les réductions budgétaires voulues par les ministères centraux, les hauts fonctionnaires réformateurs tissèrent des relations étroites avec le monde de l’assistance, leur donnant accès aux instances planificatrices et prenant, à l’occasion, la direction bénévole de certaines oeuvres ou organismes.
Au cours de cette période, le salariat connut un « âge d’or ambivalent » : les immenses progrès de la condition salariale ont fait régresser des formes anciennes de pauvreté, mais le chômage de masse creusa au sein du salariat de nouvelles divisions entre les classes populaires et les classes moyennes. Raymond Barre, premier ministre à partir de 1976, entendait améliorer la compétitivité de l’économie française dans le monde en abaissant les coûts du travail. Dès lors, l’intervention de L’État est considérée comme une entrave à l’économie. La socialisation des dépenses devant les « risques sociaux » à travers la Sécurité sociale, est remise en cause. Lionel Soléru introduit en France les thèses les plus libérales de lutte contre la pauvreté en cours aux États-Unis, attribuant celle-ci aux déséquilibres de la croissance et aux effets pervers de la protection sociale qui, par ses aides au caractère « désincitatif », encourage à demeurer dans des situations d’assistance. Il proposait un « impôt négatif », diminuant à mesure que les gains tirés du travail augmenteraient, qui serait plus incitatif que la simple assistance.
Le programme commun de la gauche, signé en 1972, ignorait la catégorie d’ « exclus de la croissance » et proposait une uniformisation et une généralisation des prestations, fidèle à l’esprit de la Sécurité sociale à la Libération.
Dans les années 1970, l’action sociale et le travail social seront réformés par l’instauration de diplômes nationaux, l’imposition de mesures de discrimination positive pour l’insertion des personnes handicapées, l’établissement de normes de fonctionnement pour les établissements sociaux. L’expansion et la professionnalisation du travail social furent considérables.

De 1984 à nos jours : La pauvreté et l’exclusion deviennent un problème public.

« Du milieu des années 1980 jusqu’à la création du Revenu de solidarité active (RSA) en 2009, la lutte contre l’exclusion s’est propagée hors du cercle restreint des association militantes et des hauts fonctionnaires du social pour devenir un enjeu de l’action politique et du combat partisan. » La création du RMI en 1988, de la Couverture maladie universelle (CMU) en 1999, la loi sur le Droit au logement opposable (DALO) en 2007, du RSA en 2008 ont transformé profondément le système français de protection sociale.
Frédéric Viguier explique le désintérêt de la recherche scientifique française pour l’exclusion, par l’inertie des catégories de mesure et de problématisation des questions sociales, et sa dépendance des instruments d’enquête comme le recensement ou l’échantillonnage large, de constructions classificatoires durables comme les catégories socioprofessionnelles. Cependant, le Centre d’étude des revenus et des coûts (CERC) releva « l’incontestable reconstitution de fortes inégalités de revenus et de patrimoines » à partir de la fin des années 1970 et jusqu’à sa dissolution par le Premier ministre Édouard Balladur en 1994. « L’INSEE n’envisageait la pauvreté que comme un sous-produit des inégalités ou du chômage. » Quant aux sciences sociales académiques, comme l’histoire, la sociologie, l'anthropologie et l’économie, elles demeurèrent quasiment absentes, résistantes à l’expansion de leurs disciplines hors des murs de l’université.
L’administration sociale, suivant les idées en cours, persistait à amalgamer des « cas sociaux » là où faudrait voir un peuple méprisé. ADT engagea un travail, notamment sous forme de publication de monographies familiales, pour montrer « l’histoire longue de la reproduction de la pauvreté ». Alwine de Vos van Steenwijk expliquait dans une note adressée à Joseph Wresinski que « le quart-monde n’est ni exploité ni indispensable aux exploitants, il est de trop ». Le rapport Wresinski « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », voté comme avis du Conseil économique et social en 1987, permit de faire reconnaître publiquement la catégorie d’exclusion. Il définit la précarité comme absence d’une ou plusieurs sécurités, en particulier l’emploi, permettant aux personnes et aux familles de jouir de leurs droits fondamentaux. « Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassurer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » À partir de la campagne présidentielle de 1988, montrer son soucis de l’exclusion devient indispensable à la légitimité des hommes politiques.
Malgré la création du RMI, la pauvreté demeure à un niveau élevé. Initialement présenté comme moyen d’assurer des revenus à des personnes éloignées du marché du travail, il a joué le rôle de dernière allocation de solidarité et a pris en charge « les chômeurs de longue durée non indemnisés qui cessent alors d’être des salariés sans emploi pour devenir des pauvres qui doivent prouver leur désir d’autonomie et leur bonne volonté ». « La France est dans les derniers rangs des pays développés européens pour la “générosité“ de ses prestations minimales et, partant, pour leur efficacité à réduire la pauvreté. » Les dépenses d’indemnisation du chômage représentaient 10,3% de l’ensemble des prestations de protection sociale en 1985, pour retomber à 7,9% dès 1995 et se stabiliser à 7% à partir des années 2000. « Réputées extrêmement coûteuses, les dépenses liées à la pauvreté représentent en vérité une faible part de la richesse nationale et des prestations sociales du pays : un total de 3% en 2015. »
Dans le domaine du logement, si, à partir des années 1990, le droit à un logement décent est bien proclamé comme droit fondamental, les choix politiques s’abstiennent de le rendre effectif.
Martin Hirsch qui avait acquis sa légitimité dans le monde associatif, comme président bénévole d’Emmaüs France, plus que pour son appartenance au Conseil d’État, nommé en 2007 haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, remplace le RMI, réservé aux personnes sans emploi, par le RSA, ouvert aux travailleurs pauvres, entérinant « l’effondrement de la norme d’emploi au profit de (tout) petits boulots qui fonctionnent autant comme complément de revenu que comme signal moral du désir de sortir de l’“assistanat“ », incitation supplémentaire à la création d’emplois indignes.
Les multiples appels télévisés à la charité signent le retour à la charité, comme une « offense morale et symbolique de premier ordre », un appel à don sans réciprocité.
Du début des années 1990 au milieu des années 2000, des mobilisations de groupes « exclus » sont devenues visibles dans l’espace public, retournant le stigmate de l’exclusion et exigeant
« le droit à avoir des droits ». L’existence d’un secteur humanitaire assistantiel institutionnalisé permettait à l’État d’esquiver la confrontation avec des associations protestataires.
La catégorie d’exclusion, minoritaire durant les années 1970 et qui désignait « les marges persistantes de populations supposément inadaptées à la société industrielle moderne », est devenue majoritaire, désormais pensée comme « menace ordinaire » pesant sur la plupart des classes populaires, avec le déclin de la norme du travail salarié à plein temps.


On ne peut plus complète, cette enquête sociohistorique s’affirmera sans aucun doute comme une référence de l’histoire moderne de la pauvreté et de l’exclusion.





LA CAUSE DES PAUVRES EN FRANCE
Frédéric Viguier
374 pages – 24 euros
Presses de Sciences Po– Domaine Histoire – Paris – Avril 2020
www.pressesdesciencespo.fr




Voir aussi :

UN COEUR EN COMMUN - La Belge histoire de la sécurité sociale





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