20 août 2020

GUÉRIR DU MAL DE L’INFINI

Yves-Marie Abraham, professeur de sociologie à HEC Montréal, entreprend une synthèse critique des théories de la croissance et de celles de la décroissance qui commencent à se diffuser sous différentes formes. Il débroussaille ainsi un chemin pour une transition depuis un monde organisé autour de l’entreprise vers un monde des communs, nous rapprochant de la liberté et de l’égalité promises. Outre des clés de compréhension, il offre des pistes de stratégie pour sortir d’un monde destructeur, injuste et aliénant.

Partant de la définition d’Émile Durkheim du sacré, il considère l’économie, aujourd’hui, comme sacrée, incarnation d’une représentation collective. « Seuls les Occidentaux modernes ont institué l’“économie“ comme un ordre de réalité spécifique, distinct, séparé de tous les autres et doté d’une importance cruciale. » Les économistes affirment qu’elle obéit à ses propres « lois », qui doivent être respectées sous peine de subir la « récession ». Les lieux dédiés à la production et à la vente de marchandises constituent une séparation du monde profane. La mise en relation des deux sphères est ritualisée par les interdits de mener des activités personnelles dans le cadre professionnel ou celui de s’emparer d’une marchandise sans l’avoir payée par exemple, par des rites ascétiques dont la scolarisation comme préparation à la vie professionnelle, et le travail en lui-même, évidemment. Adam Smith, « père fondateur putatif de la science économique », a formulé le principe de l’idéal d’abondance dans La Richesse des nations : l’enrichissement de tous, même s’il est inégal, est obtenu par la division du travail et l’échange sur le marché des surplus obtenus. « Développer toujours plus de moyens de satisfaire toujours plus de besoins » est le prémisse de la société industrielle, qu’elle soit gouvernée selon des principes libéraux ou socialistes. L’idéal collectif qui fonde notre sacré est donc une « passion de l’infini » (Durkheim, encore, bien que celui-ci ne la considère pas comme norme sociale mais dans la nature humaine) qui met l’univers tout entier au service de l’assouvissement des besoins individuels. La croissance économique transcende tous les clivages.
Si le rejet du productivisme est aussi ancien que les débuts de l’industrialisation, la critique antiproductiviste et anticonsumériste a gagné en intensité à partir des années 1960 dans les sociétés occidentales et le terme « décroissance » est utilisé pour la première fois au début des années 1970. Certains textes, parmi les moins radicaux, ont connu un succès considérable, comme le « rapport Meadows », publié en 1972, réalisé par des chercheurs du MIT pour le Club de Rome, « collectif d’oligarques “éclairés“ », et qui présentait la croissance économique comme une menace pour la pérennité de nos sociétés. La doctrine du « développement durable », présentée comme une rupture et promettant une meilleure prise en compte des questions écologiques et sociales sans remettre en cause la croissance, a servi « d’anxiolytique sur le plan psychologique et de contre-feu sur le plan politique ». Cependant, les appels à la décroissance se multiplient au début des années 2000, contestant « l’idée selon laquelle l’accumulation de marchandises serait une condition nécessaire (…) au bonheur de l’humanité » et invitant à « rendre révolu », selon la formule d’Alain Deneault, le monde dans lequel nous vivons.

La croissance est dévastatrice sur le plan écologique et perpétue les inégalités entre humains, voire les aggrave, même si elle peut améliorer un temps les conditions de vie matérielle de celles et ceux qui la produisent. « Une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Il faut donc renoncer à cette utopie absurde et dangereuse, variante ultime de l’histoire du scieur assis à l’extrémité de la branche qu’il est en train de couper. » Yves-Marie Abraham soutient que la « croissance verte » est également utopique, postulant une utilisation plus vertueuse des ressources sans perte de création de valeur. Il montre qu’elle repose essentiellement sur des « démarches de substitution » qui se contentent de transférer, dans l’espace ou le temps, les inconvénients associés à l’utilisation d’une ressource, à d’autres « agents économiques » (pays du Sud ou générations suivantes) qui, souvent, n’en sont pas responsables, grâce à des innovations technologiques qui permettraient le « découplage » entre croissance économique et usages des ressources naturelles. Il s’agirait « d’internaliser » ces « externalités négatives » en interdisant certains comportements, en incitant à en adopter d’autres ou en créant un marché (pour le carbone par exemple) pour que les agents économiques se régulent entre eux. Beaucoup d’études encourageantes oublient cependant un certain nombre de données et minimisent l’empreinte écologique réelle : le découplage attendu ne serait qu’un « fantasme statistique ». « Le processus économique tend à réduire inéluctablement la qualité des ressources naturelles qu’il mobilise ; le recyclage à l’infini est une impossibilité physique. Il n’y a donc pas de marchandises “propres“, qu’elle qu’en soit la recette. » Les énergies renouvelables, par exemple, n’offrent pas les mêmes possibilités d’utilisation que les énergies carbonées. Les hydrocarbures représentent 80% de l’énergie utilisée et restent indispensables pour la croissance… mais incompatibles avec une stabilité du climat actuel de notre planète. Les substitutions présentent des limites naturelles. Si toutes les ressources sont limitées, les limites de certaines seront rapidement atteintes (métaux rares) et beaucoup n’ont pas de substitut naturel (phosphore, eau, air, sols fertiles). Les gains d’efficacité ne font que repousser temporairement les limites. D’autre part, le temps presse car des seuils au-delà desquels des perturbations risqueraient de provoquer des changements écologiques aussi brutaux qu’irréversibles, sont d’ores et déjà franchis : biodiversité, cycle de l’azote et du phosphore, système des sols endommagés par la sur-utilisation d’engrais de synthèse. Le rapport du Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (GIEC) publié à l’automne 2018 prévoit une hausse des températures moyennes de 1,5° dès 2040 et préconise une réduction nette des émissions de GES à l’échelle mondiale de 45% d’ici 2030 et nulles en 2050. Celles-ci continuent pourtant d’être en hausse. Les stratégies de substitution peuvent également entrainer des « effets rebonds » imprévisibles et qui peuvent tout simplement annuler les gains d’efficacité. Parmi d’autres exemples, l’auteur explique que le covoiturage réduit le coût de l’utilisation du transport automobile pour les propriétaires qui peuvent alors être incité à rouler davantage ou s’offrir une voiture plus confortable, mais aussi pour ceux qui n’en ont pas et seront détournés d’autres moyens de transports (vélo, train, car, marche à pied), entrainant finalement et globalement une hausse de la consommation des ressources plutôt qu’une diminution. Quant à l’économie numérique, elle s’appuie sur des infrastructures lourdes, grandes consommatrices de métaux rares et d’énergie électrique notamment. Certaines TIC ont un impact écologique plus élevé que les biens ou les services qu’elles prétendent remplacer, d’autres constituent des services complémentaires à des activités existantes, pour le meilleur sur le plan économique et pour le pire sur le plan écologique. De la même façon, aucune source d’énergie ne vient remplacer la précédente, mais s’ajoute à celles qui continuent d’être exploitées.
Il est peu probable que des dispositifs d’internalisations des externalités à la hauteur des défis à relever soient mis en place, et le principe du pollueur-payeur est faussé puisque ceux qui produisent et consomment le plus, sont en position de force dans la négociation du prix à payer en compensation des dégâts occasionnés par leurs activités. La conclusion de l’auteur est sans équivoque : « L’augmentation de la production efface les gains réalisés dans l’usage de nos ressources, en s’en nourrissant. Si l’on se fie au passé et au présent de notre civilisation, un “découplage absolu“ entre la croissance économique et son impact écologique n’est donc pas possible. On ne peut vouloir en même temps produire toujours plus de marchandises et cesser d’aggraver la destruction en cours de notre habitat terrestre. Ces deux objectifs sont incompatibles. Entre croître et durer, il faut choisir. » « Si nous voulons vraiment cesser d’aggraver la catastrophe écologique (…) la seule solution est de produire moins qu’on ne le fait aujourd’hui. Il faut non seulement renoncer à la croissance, mais réduire la quantité de matière et d’énergie que nous consommons ainsi que la quantité de déchets que nous générons. »

Il ne s’agit pas seulement de préserver les conditions de vie sur terre, encore faut-il que celle-ci vaille la peine d’être vécue. En effet, nos sociétés de croissance sont foncièrement injustes vis-à-vis des générations futures dont elles dégradent les conditions d’existence, vis-à-vis de la plus grande partie de l’humanité au profit d’une minorité, et vis-à-vis des autres espèces vivantes. Or, la croissance économique repose sur ces conditions. La présentation de chacune de ces injustices permet d’en inventorier précisément les causes, ce que nous ne pourront reprendre en détail ici. Retenons tout de même que la promesse d’abondance matérielle pour toutes et tous, s’appuie sur la fameuse courbe de Kuznets dont la forme de cloche suggère que plus la richesse accumulée par un pays est importante, moins on y observe d’inégalités de revenus entre ses habitants, justifiant l’inutilité des politiques de redistribution. Or, l’on ne peut que constater que les écarts entre les revenus ne cessent de se creuser de façon considérable malgré des performances de croissance importantes. Thomas Piketty et ses collaborateurs, à partir de données sur les cent dernières années, ont obtenu, au contraire, une courbe en U, confirmant l’augmentation des inégalités entre revenus. 58% de la population mondiale, en 2013, vit en état d’extrême pauvreté. Comme le souligne l’anthropologue Jason Hickel, « le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. » La plupart des gens ont été arraché à leur mode de vie reposant sur des économies de subsistance où ils avaient accès à d’abondants biens communs, pour être enfermés dans des usines, des plantations ou des mines, dans un mouvement de prolétarisation forcée. En 2010, 1% de la population concentre 46% du patrimoine à l’échelle mondiale, contre seulement 36% dix ans plus tôt. Par ailleurs, le capital initial est en général obtenu par héritage, et l’accumulation primitive est pour l’essentiel le produit d’un vol par le mouvement des enclosures en Europe et la colonisation du reste du monde à partir de 1492 notamment. L’extorsion du « surtravail », c’est-à-dire d’une quantité de travail supérieure à celle nécessaire pour l’assurance de sa subsistance, représente une autre forme de vol contribuant à la constitution du capital. Elle peut être obtenue par la violence, comme dans le cas de l’esclavage et du servage, ou sous couvert d’une forme apparente d’échange volontaire entre deux parties juridiquement égales, comme dans le cas du salariat. Mais en réalité, le salarié qui vend sa force de travail n’a pas d’autre choix pour vivre. La reproduction de la force de travail est un travail invisible, réalisé gratuitement, assumé historiquement par les femmes.
 

Yves-Marie Abraham ébauche quelques propositions pour cesser de dégrader les possibilités d’existence des générations futures : ne pas utiliser les ressources renouvelables plus qu’elles peuvent se régénérer, favoriser l’usage prolongé et le réemploi des ressources non renouvelables, ne pas générer plus de résidus que les capacités d’absorption ne le permettent, appliquer la maxime « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoin », en taxant davantage les hauts revenus et l’héritage, et soutenant les conditions d’existence de ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre, annuler la dette des pays du Tiers monde, attribuer des droits aux écosystèmes et bien sûr interrompre la course à la croissance.
« Cette course est inhérente à ce qu’on appelle le “capitalisme“ et (…) dans une large mesure elle constitue un piège dans lequel nous sommes toutes et tous, y compris les humains qui semblent en tirer les plus grands bénéfices. » L’auteur arbitre entre la conception naturaliste de la croissance, qui postule une disposition innée chez l’être humain à vouloir continuellement améliorer sa condition, désir supposé universel mais difficile à trouver hors de notre civilisation, et la conception qui repose sur les recherches anthropologiques et montre que l’économie de subsistance fut longtemps pratiquée par choix plus que par défaut, et que la généralisation des sociétés fondées sur l’agriculture sédentaire lors de la « révolution néolithique », est le produit d’un passage en force, le fruit d’une stratégie de dépossession et d’exploitation.
Selon l’historien économiste Angus Maddison, nulle part sur la planète, il n’y eut de croissance économique au cours du premier millénaire avant notre ère. Celle-ci apparaît timidement en Europe occidentale à partir du XIe siècle, tout en restant corrélée à l’évolution du nombre d’habitants. Au XIXe siècle, au début de la Révolution industrielle, la croissance économique augmente plus vite que la population européenne. Sous le capitalisme, les marchandises ne sont que le prétexte pour réaliser un profit, accumuler de l’argent et faire croitre le capital, aucunement pour satisfaire des besoins. D’ailleurs, nombre de besoins humains essentiels, voire vitaux, ne sont pas du tout satisfaits. Yves-Marie Abraham explique comment fonctionne la création de profit par la réduction des coûts de production, l’entière collaboration des salariés, dépossédés de tout moyen d’existence, placés en situation de concurrence les uns avec les autres, divisés à l’échelle internationale par les guerres, conditionnés par l’école à respecter consignes précises et horaires réguliers, à croire aux vertus du travail et à la récompense au mérite. Ce mode de production est limité par les risques de surproduction et celui de la révolution, longtemps contenus par les politiques de l’État-providence et le « compromis fordien ». Les « révolutions bourgeoises » n’ont aucunement aboli la monarchie absolue mais ont tenu cette promesse dans une certaine mesure par l’émergence de ladite « classe moyenne », composée de prolétaires au sens strict, c’est-à-dire qui sont extorqués d’un surtravail non payé, mais qui se distingue de la classe ouvrière en aspirant à rejoindre la classe bourgeoise. Le train de vie de cette « petite bourgeoisie » est destructeur. S’ils ont le privilège de bénéficier d’une « sécurité dans les jouissances privées » (Constant), ils ne sont maîtres d’à peu près rien, mais les instruments de « la prolifération des marchandises et du processus d’accumulation du capital ».

Destructrice, injuste et aliénante. Face à un tel constat, Yves-Marie Abraham préconise « l’abolition de la société de croissance » et suggère d’orienter la transition vers des sociétés post-croissance selon trois principes : produire moins, partager plus, décider ensemble. Il n’est plus possible de fuir puisqu’il n’y a plus « d’en dehors à notre civilisation ». Les écovillages ou quartiers « en transition » dépendent étroitement des vastes systèmes techniques. La fuite intérieure abandonne le monde à ses « funestes contradictions ». Devenir des consommateurs « responsables » contribue à soutenir l’ordre en place et n’empêchera pas notre empreinte écologique de rester excédentaire par rapport aux capacités de la planète dans les sociétés occidentales. Les objectifs des mouvements sociaux qui tentent d’obtenir des gouvernements des modifications de leur politique sur le plan écologique, n’ont aucune chance de mettre un terme aux nuisances et s’ils en atténuent l’intensité, ils les feront aussi durer plus longtemps. Ces appels à l’État témoignent « d’un profond aveuglement concernant la responsabilité de cette institution dans l’émergence du capitalisme et dans sa perpétuation jusqu’à aujourd’hui ». « L’État pourtant ne nous sauvera pas. Il fera ce qu’il sait faire le mieux : tenir en respect les contestataires, et soutenir, mettre en oeuvre, imposer de puissantes solutions techniques pour traiter les périls de l’heure. » « La catastrophe que nous vivons est la conséquence d’un excès de puissance et de volonté de maîtrise de la nature de la part d’une fraction de l’humanité. Ce n’est pas en cherchant à augmenter encore cette puissance et le contrôle des “processus naturels“ que les choses vont s’arranger. » La révolte reste la seule option possible, mais face à « un pouvoir sans visage, un mécanisme sans mécanicien, une domination essentiellement abstraite exercée par le Capital ou les mouvements de la Valeur », il est vain de s’en prendre aux « bourgeois » ou aux « financiers ». Comme l’expliquait Cornelius Castoriadis « Révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’autotransformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. »  L’entreprise a colonisé la planète comme aucune autre organisation dans l’histoire de l’humanité, avec son instrument de propagande : la publicité, et les déchets de ses activités. La mondialisation, qui n’est qu’une « entreprisation » du monde contribue à nous persuader que nous vivons dans un monde imparfait mais dans lequel chacun a la possibilité d’améliorer son sort à condition de s’en donner la peine. Cette fable dissimule en réalité « une forme de totalitarisme inédit et brutal ». L’entreprise, plus que le marché, est responsable de la destruction de notre planète. À ce titre, l’auteur la désigne comme cible principale dont il faut se débarrasser, ainsi que le salariat, la propriété privée et la dissociation entre travail de production et travail de reproduction. Il rappelle la responsabilité historique de l’État dans le développement des entreprises et qu’il faut renoncer à compter sur lui. Il s’applique à définir la notion de « commun », « démarche d’autonomisation collective », suivant les principes de « communalisation » ( c’est-à-dire partager ce qui est nécessaire à nos existences), de coopération et une exigence de démocratisation radicale. « Le respect de cette exigence suppose idéalement de recourir à des techniques contrôlables par leurs utilisateurs, développées avec des ressources disponibles localement et reposant sur des infrastructures elles aussi locales. C’est la définition minimale de ce que l’on appelle désormais low tech, mais qu’Ivan Illich nommait des “outils conviviaux“ ou Lewis Mumford des “techniques démocratiques“. » Il ne s’agit plus de produire pour vendre et contribuer à accumuler du capital mais pour assurer la reproduction des existences, dans un soucis d’autonomie et de justice.


Yves-Marie Abraham démontre, en une brillante synthèse, comment la théorie économique dominante nous conduit aveuglément droit à notre perte, et pointe les erreurs de la plupart des courants décroissants. Il dessine une voie raisonnable et atteignable pour une transition vers un « Commun-monde ». Lecture fortement stimulante.




GUÉRIR DU MAL DE L’INFINI
Produire moins, partager plus, décider ensemble
Yves-Marie Abraham
282 pages – 16 euros
Éditions Écososiété – Collection Polémos – Montréal – Novembre 2019
ecosociete.org





Voir aussi :

L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME

CATASTROPHISME, ADMINISTRATION DU DÉSASTRE ET SOUMISSION DURABLE




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