19 mai 2021

JETÉS AUX TÉNÈBRES

Étienne Delandre, communard déporté en Nouvelle-Calédonie, raconte son exil : l’administration pénitentiaire et la société coloniale, ses compagnons de lutte, comme lui « envoyés expier de l’autre côté de la Terre leur désir d’une société plus juste », leur dénuement dans cette prison à ciel ouvert.
Il relate le long et pénible voyage de vingt-et-une semaines sur la Danaé, l’arrivée et la découverte de l’archipel, l’installation et les années qui passent sans laisser espérer d’issue, jusqu’à la grâce qu’il refusera, puis, enfin, l’amnistie.
Jeune lettré, élève ingénieur, il fait figure d’exception dans cette société plutôt composée d’ouvriers et d’artisans. Tant bien que mal, il correspond avec sa famille, notamment pour leur expliquer son engagement. À son cousin Francesco, il raconte « le monde de nouveau, la justice sociale, tout ce qu'on attendait depuis la révolution. Crever le vieux monde, crever l'Église et les militaires, et les privilèges, mettre hors-la-loi l'exploitation des pauvres, sortir les gosses des ateliers pour les installer sur les bancs d'une école qui en fasse des citoyens, instaurer le suffrage universel et donner le gouvernement au peuple, bâtir une République libre, une société égalitaire et solidaire, pour de bon ! »
Le souvenir de la défaite fait mal et ses soixante-douze jours sont rarement évoqués entre prisonniers. Comme les autres, le narrateur n’a pas hésité à défendre la République, à s’engouffrer, de son côté, dans la mise en place du programme d’instruction publique, sans chercher à évaluer les risques ou les chances de succès, jusqu’à ce que Paris soit « transformé en abattoir ». Il parvient tout de même à arracher quelques confidences : « Nous avons voulu les mettre en application, nos idées de démocratie directe, d'égalité, de justice, et elles ont fait pisser dans leur froc tous ceux qui ont un nom, un avoir, une position. Ils ont vu quoi pendant les deux mois qu’a duré la commune ? Des manants qui commencent réellement à mettre une dérouillée à l'ordre des choses. Des gibiers de famine, des incultes, des athées qui s'octroient les responsabilités de la cité. Songe un peu à l’effet ! Nous leur avons fichu la peur de leur vie. Comment auraient-il pu ne pas nous en vouloir à mort, de cette peur qu'on leur a flanquée ? Alors, dès qu'ils ont pris le dessus, ils ont eu en point de mire notre extermination méticuleuse, systématique, totale. »
Il occupe son esprit et nourrit sa curiosité en collectant dans un herbier ses trouvailles botaniques, en dessinant portraits et paysage puis, au fil des débarquements, alors que la presqu’île se peuple, de familles notamment, il met en place, tant bien que mal, un semblant d’école. Quelques célébrités arrivent également : le polémiste Henri Rochefort, Nathalie Le Mel et Louise Michel. L’intérêt de cette dernière pour la culture canaque permet de découvrir la population autochtone, par ailleurs beaucoup moins évoquée, car rarement rencontrée. Elle apparait surtout au moment de la rébellion conduite par Ataï, une autre révolte contre l’injustice violemment réprimée.

Sandrine Berthet évoque un aspect rarement abordé de la Commune de Paris. Cette reconstitution sous forme romanesque de la vie en déportation lui permet de présenter une vaste galerie de caractères, acteurs et actrices aux convictions et aux personnalités variées. Ses descriptions des paysages et du climat de l’île sont certainement nourries par ses propres souvenirs puisqu’elle même a grandi en Nouvelle-Calédonie. Une belle fresque qui prend le temps de laisser ses personnages s’exprimer.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier




JETÉS AUX TÉNÈBRES
Sandrine Berthet
354 pages – 20 euros
Les Éditions du Sonneur – Paris – Mars 2021
www.editionsdusonneur.com/livre/jetes-aux-tenebres/





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