5 mai 2021

JOIE MILITANTE - Construire des luttes en prise avec leurs mondes

Si la lutte peut être source de joie, comme « aventure collective à l’issue incertaine », « accroissement soudain du pouvoir partagé », « ouverture phénoménale des possibles », « sentiment profond de prendre part au monde comme jamais », l’incapacité à trouver des façons d’avancer peut aussi susciter rage, déception et frustration, comme l’explique Juliette Rousseau, la traductrice et l’éditrice de ce livre, dans sa préface. Nick Montgomery et carla bergman traquent ce qu’ils nomment le « radicalisme rigide » : « la fabrication infinie d’impératifs et de devoirs, la culpabilité lorsque l'on ressent de la peur et de la solitude, l'affrontement des point de vue politiques qui requiert un.e gagnant.e et un.e perdant.e, etc. » Ils l’analysent, le définissent, tentent de lui opposer une critique pour affirmer et défendre la multiplicité de façons d’être autrement.
Dans beaucoup de courants radicaux, notamment de tendance marxiste, la théorie radicale indique la direction de la lutte et dirige la pratique, ou alors elle est une critique du monde, des autres théories et pratiques. Mais la théorie peut aussi « explorer les liens et poser des questions ouvertes ». Ce qu’ils cherchent n'est pas « une nouvelle critique ni un nouveau positionnement mais un processus » : « Nous voulons un genre de théorie qui participe à la lutte et à l'accroissement du pouvoir collectif plutôt qu'à la diriger et l'évaluer depuis l'extérieur. Nous sommes à la recherche d'un genre de théorie critique mais aussi affirmative. » Ils empruntent à Baruch Spinoza « qui a conceptualisé un monde dans lequel tout est interconnecté et en devenir » et pour qui « l’ enjeu central de la vie est de devenir capable de nouvelles choses avec d’autres » par la joie, à Friedrich Nietzsche, Gustav Laudauer, Michel Foucault, Gilles Deleuze, le Comité invisible,… Le concept de joie chez Spinoza n'est ni une émotion ni une philosophie morale, mais « la capacité à faire plus et ressentir plus », une aptitude à accueillir l’incertitude. Ils prônent un « militantisme joyeux », « un engagement opiniâtre pour les formes de vies émergentes dans les failles de l’Empire, et les valeurs, responsabilités et questions qui les alimentent ». Ils se placent toutefois au-delà de l'optimisme et du pessimisme, les deux créant « des formes de certitudes sur la façon dont les choses vont évoluer ». Puisque l'Empire travaille à nous faire sentir incapables, ils proposent de partir de l’incertitude, « parce que l'expérimentation et la curiosité font partie de ce qui nous a été volé ». Ils s’inspirent aussi des courants anarchistes et anti-autoritaires qui ont souligné l'importance des affinités plutôt que des idéologies, qui encouragent à « avoir confiance en la capacité des gens à comprendre les choses par eux-mêmes, tout en incitant l'autonomie et en laissant la possibilité aux conflits d'avoir lieu ».

Ils nomment « Empire », « le réseau de contrôle qui exploite et administre le vivant », incluant l'imbrication des systèmes de colonisation de peuplement, du suprémacisme blanc, d’État, de capitalisme, de validisme, d'âgisme et d’hétéropatriarcat. « On nous encourage a passer plus de temps à toucher les écrans que les gens que nous aimons ; il est plus facile pour nombre d'entre nous d'envisager la fin du monde que la fin du capitalisme. » « Pour pouvoir régner, ceux qui sont au pouvoir doivent continuellement écraser et mater les forces de transformation. Ils n'ont pas seulement besoin d'obéissance ; ils ont besoin que leur sujet.te.s soit privé.e.s de leurs propres capacités. » Ils ont intérêt à nous communiquer ce que Deleuze nommait les « affects tristes » qui diminuent notre puissance d’agir : « Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. » Les auteurs leur préfèrent toutefois la notion d’ « assujettissement » qui dépasse une simple notion de pouvoir descendant. Le bonheur qu’offre l’Empire, par exemple, est devenu un outil d’assujettissement, utilisé comme un « anesthésiant abrutissant qui induit de la dépendance », au contraire de la transformation joyeuse à même de défaire ces effets et de briser cette dépendance. Ils confrontent cette recherche du mot juste toujours soucieuse de ne jamais retomber dans une opposition binaire, à de nombreux témoignages de militants de différents mouvements de lutte, qui vont nourrir et illustrer leurs propos tout au long de leur ouvrage. Certains pointent l’injonction à rejeter les émotions négatives, une rage, par exemple, qui ne serait pas acceptable mais pourtant la réponse émotionnelle la plus appropriée face à la violence. D’autres revendiquent le terme sentipensar qui suggère qu’on ne peut penser sans ressentir et vis-et-versa, pour décrire la joie qui apparait lorsque l’on devient « capable de plus ». Beaucoup de mouvements commencent par un cri de refus qui interrompt les forces d’assujettissement et rend possible l'apparition de nouvelles pratiques et de nouveaux mondes. Il s'agit d'apprendre à participer aux forces qui composent le monde et soi-même, plutôt que d'essayer de diriger rationnellement le cours des événements : « Aller dans le sens de la joie ne fonctionne pas avec une rationalité détachée mais seulement en s’ouvrant aux relations, aux émotions et aux forces – une sagesse pratique qui encourage l'épanouissement et l’expérimentation. »
« Historiquement, le militantisme est souvent associé aux avant-gardes marxistes-léninistes et maoïstes et à la façon qu’ont eue ces idéologies de façonner la lutte des classes et les luttes de libération nationale. Ces idéaux de militantisme ont été remis en question, en particulier par les luttes Noires, Autochtones et les féministes postcoloniales, qui ont pointé du doigt les écueils des idéologies rigides, de directions politiques patriarcales, et la négligence du soin et de l’amour. La figure traditionnelle du militant et de la militante – zélé.e, rigide et brutal.e – a aussi été remise en question par le situationnisme, l'anarchisme, le féminisme, les politiques queers, et d’autres courants qui ont fait le lien entre action directe et lutte pour la libération du désir et de l’expérimentation. » Les auteurs prônent un « militantisme joyeux », reposant sur la « spécificité des situations », sur une capacité à s’ouvrir, sur une « activation du pouvoir collectif qui prend des formes différentes dans chaque endroit, parce que chaque endroit est différent. »

« L'Empire fonctionne en partie en atténuant et en empoisonnant les relations. La parenté a été circonscrite à la famille nucléaire, la liberté à  l’individu, et les valeurs à la morale. Ensemble, ces limitations sapent les relations en les privant de leur intensité et de leur potentiel de transformation. » Des formes nouvelles et résurgentes d'intimité peuvent mettre à mal cette emprise de l'Empire sur les relations que celui-ci entretient par une violence implacable, la division, la compétition, le management et les incitations à nous percevoir comme des individus isolés. Nick Montgomery et carla bergman s'inspirent de Gustave Landauer et des pratiques autochtones pour trouver comment rompre avec ces relations nocives.
Avant que Thomas Hobbes, au XVIIe siècle, ne réduisent la liberté à une « absence d’opposition » dont jouissent des individus isolés égoïstes, elle a longtemps eu le même sens que l’amitié : « des relations intimes, interdépendantes et la détermination à affronter le monde ensemble ». La philosophie de Spinoza n'a pas fait que subvertir la « morale toxique héritée de siècles de chrétienté, de l'hétéropatriarcat, du capitalisme et de l’État », mais aussi la morale elle-même, opposant à une notion de bien et de mal prédéterminée, statique et uniforme à l'ensemble du monde, hermétique aux flux animés des relations et des situations, la notion d'éthique, plus dynamique, comme « capacité à être réactif.ves aux relations qui nous façonnent » : il ne s'agit plus de savoir ce que l'individu doit faire mais ce qu'il est capable de faire. Les auteurs réévaluent l'amitié comme une « relation éthique qui nous remodèle, ensemble, dans un processus continu de changement qui nous amène à être différemment ». « L'amitié est à la base de la liberté. » Ils proposent de dénucléariser la famille, invention récente de l’Empire, cruciale pour la privatisation de la fragmentation de la vie, « encodée dans l'environnement bâti », par la création d'alternatives à son hégémonie. Ils empruntent à l’anarchisme vivant de Gustave Landauer la nécessité de transformer nos relations ici et maintenant pour défaire l'emprise de l'Empire sur les relations et en générer de nouvelles : « Landauer défendait aussi l'idée que le pouvoir de l'État ne réside pas seulement dans l’armée et la police mais également dans sa capacité à nous amener à nous gouverner nous-mêmes et les un.e.s les autres, et à recréer ses relations hiérarchiques et de division par notre façon de nous comporter. » Richard Day a développé la « logique de l’affinité », basée sur des engagements ou des désirs partagés qui n'effacent pas les différences. La résistance et les valeurs autochtones élargissent ces conceptions relationnelles aux « autres qu’humain.e.s ».

D’autres notions sont également abordées, avec toujours le même soucis de la nuance, d’éviter les contre-sens et de déployer toute la puissance contenue dans les termes employés. Ainsi, la confiance et la responsabilité, émergent dans les brèches de l’Empire, sont analysées : « Défaire l'assujettissement ne revient pas à une forme d'opposition consciente ou à trouver une façon d'être joyeux.se au milieu de la misère. Contester le monopole radical de l'Empire sur la vie veut dire interrompre son emprise affective et infrastructurelle, défaire certains de nos attachements et de nos désirs, et en créer de nouveaux. » Par convivialité, Ivan Illich entendait l’inverse de la production industrielle, des formes de vie qui défendent l’épanouissement. Les auteurs citent aussi le Comité invisible : « On s'est rendu compte que l'organisation étatique était en fait la désorganisation maximale, parce qu'elle reposait sur la négation de la faculté humaine de s’organiser. Place Tahrir, personne ne donnait d'ordre. Évidemment que si quelqu'un s'était mis en tête d'organiser tout cela, ce serait immédiatement devenue le chaos. », et Rebecca Solnit qui rappelle que la plupart des gens se révèlent altruistes dans le sillage d'un tremblement de terre, d’un bombardement ou d'une tempête, alors que les élites paniquent et ont recours à la violence, suggérant que « les monopoles incapacitant de l'Empire sur le vivant sont interrompus ». C’est pourquoi l’apparition de formes de vie conviviales et décentralisées doit être écrasée par les moyens de la contre-insurrection, non seulement la répression policière mais aussi la restauration de formes de vie individualisantes : « Les gens retournent à leurs emplois, leurs maisons, leurs smartphones, et le contrôle revient. » Les exemples de trois courants conviviaux : ceux des luttes autochtones, de la justice transformatrice et de la déscolarisation, illustrent aussi cette restauration de la responsabilité.

Enfin, Nick Montgomery et carla bergman tentent de cerner et de définir ce qu’ils nomment le « radicalisme rigide », pour mieux le déjouer et le défaire, recherchant son origine dans l’idéologie et sa « tendance à générer des certitudes et des réponses définitives qui empêchent le potentiel d’expérimentation », la morale comme « régulation incessante » et « pacification des luttes », et les « interprétations paranoïaques » inculquées dès l’école qui « remplace[nt] la curiosité par l'instruction, la mémorisation et l'évaluation hiérarchique ». À propos de ce dernier point, ils précisent que si « la critique radicale et incisive est une arme indispensable », elle ne doit pas empêcher l’expérimentation.

Ouvrage particulièrement nourrissant pour tous ceux qui s’investissent dans des luttes et sont confrontés aux tensions inhérentes à toutes formes de militantisme. Nick Montgomery et carla bergman ouvrent des réflexions et montrent des chemins plutôt qu’ils ne proposent une nouvelle théorie.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


JOIE MILITANTE
Construire des luttes en prise avec leurs mondes
carla bergman et Nick Montgomery
Traduction Juliette Rousseau
290 pages – 16 euros
Éditions du Commun – Rennes – Janvier 2021
www.editionsducommun.org/collections/all/products/joie-militante-carla-bergman-nick-montgomery-traduction-juliette-rousseau



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire