31 août 2021

FIN DE L’OCCIDENT, NAISSANCE D’UN MONDE

Le niveau de vie occidental impose des contraintes écologiques qui interdisent sa généralisation à l’échelle mondiale. Son abaissement s’avère désormais inéluctable pour que chacun ait sa juste part. Hervé Kempf défend un point de vue lucide et clivant, synthétisant et vulgarisant nombre de connaissances économiques et écologiques.
Il relate rapidement mais très clairement l’histoire de l’humanité. Il y a 1,7 millions d’années Homo erectus me le pied hors d’Afrique. On le retrouve dans le Nord de la Chine il y a 1,6 million d’années et en Europe il y a 1 million d’années, évoluant en espèces distinctes. Il y a soixante-dix mille ans, Homo sapiens, qui compte peut-être dix mille d’individus, quitte à son tour l’Afrique. Il colonise l’Australie vers -50 000 et franchit le détroit de Béring vers -13 000, exterminant les grands mammifères sur son passage. Vers -12 000, le climat se réchauffe et se stabilise, ouvrant une ère géologique, l’holocène, tandis que l’invention de l’agriculture et la révolution néolithique permettent l’apparition de surplus alimentaires, celle des classes dirigeantes et des inégalités, avec une grande uniformité des conditions de vie. Les civilisations se succèdent et l’Europe reste bien longtemps une province du monde comme une autre. L’exploration maritime par les Européens puis la révolution industrielle au XVIIIe siècle les entrainent dans ce que l’historien Kenneth Pomeranz appelle « la grande divergence ». L’utilisation du charbon (que la Chine pratique depuis le début du second millénaire) en Grande-Bretagne et « l’extension de son territoire » en Amérique du Nord, qui lui fournit à moindre coût les ressources qui lui manquaient, desserrent les contraintes qui pesaient et empêchaient une mutation. Un nouveau système énergétique, associant charbon, machine à vapeur et coton, permet aux économies européennes puis américaines de se lancer dans la production de masse. « L'humanité n'a jamais été aussi nombreuse, elle n'a jamais été aussi riche, elle n’a jamais autant consommé d'énergie. En deux cents ans, le mouvement lancé en Europe a fait passer le monde du néolithique à une autre époque. » Pour la première fois les conditions moyenne d’existence, d’une région à l’autre, connaissent d'énormes différences, tout comme au sein même des pays. « Le monde postnéolithique est profondément inégal. » Progressivement, à partir de 1945, l'économie mondiale commence à se rééquilibrer et la suprématie occidentale se dissout. « La mondialisation de l'économie à partir des années 1960, initiée par les pays riches demandeurs de matières premières et de main-d'œuvre bon marché, s'est accompagnée d'une diffusion de la culture de consommation » : « le mode de vie occidental est devenu la norme mondiale ». Si l'inégalité mondiale a commencé à diminuer à partir des années 1990, l’inégalité interne a recommencé à augmenter dès les années 1980. Une société mondiale s'est formée, avec à son sommet une mince oligarchie de plus en plus internationalisée, puis une classe moyenne supérieure qui regroupe 10 à 15 % de la population mondiale et se trouve presque exclusivement dans les pays riches, une classe moyenne pesant environ 25%, dont un peu plus de la moitié vit dans les pays riches, puis les misérables qui vivent exclusivement dans les pays du Sud.

Les experts économiques raisonnent d’après un modèle de développement qui suit les « étapes de la croissance économiques », que Walt Whitman Rostow a défini et que toute société se doit de traverser pour parvenir à l’ère de la consommation de masse.  Ce modèle suppose le maintien d’un rythme élevé de la croissance des pays émergents, l’acceptation par les citoyens des fortes inégalités qui les traversent, sans jamais tenir compte de la contrainte énergétique. Hervé Kempf rappelle que l’humanité approche de limites physiques que sont les différents pics, notamment pétrolier, et que des seuils critiques sont sur le point d’être atteints. Dès lors, « la grande convergence » qu’il a décrite, signifie que le niveau moyen de consommation matérielle, va devoir se situer en dessous de celui des Occidentaux et des autres pays riches. Pour espérer limiter le réchauffement climatique, 700 millions de tonnes de CO2 peuvent être émis au maximum d’ici 2050, soit 2,5 tonnes par humain et par an, c’est-à-dire le volume émis par un indien ou un habitant d’Amérique latine. Logiquement, les habitants des pays riches devraient donc réduire fortement et volontairement leurs émissions, afin de faire face pacifiquement à la crise écologique. Cependant, ils peuvent également s’y opposer et tenter par tous les moyens de maintenir leur mode de vie.

La mutation du système financier remonte aux années 1970 lorsque le régime économique fondé sur la « régulation fordienne » qui repose sur une croissance garantie par des salaires élevés favorisant la consommation et donc la production, fut remis en cause pour augmenter la part des profits. L’internationalisation de la production diminua le poids des travailleurs dans les négociations. On compta, pour maintenir la demande à un niveau élevé, sur l’augmentation de la consommation des dirigeants et des rentiers, sur l’abaissement des prix des produits importés de Chine et sur l’endettement des ménages. L’assouplissement des règlementations financières facilita la spéculation des banques, progressivement affranchies des régulations contraignantes. En 2008, les États ont brutalement augmenté leur déficit pour sauver de la faillite le système bancaire et relancer l’économie. L’éclatement de la crise n’est que l’effet cumulé du refus d’adaptation à l’épuisement spontané de la dynamique de la croissance.

L’abaissement du niveau de vie matériel des Occidentaux se porte essentiellement sur les pauvres et les classes moyennes. Car le capitalisme en temps de crise applique ce que Naomi Klein nomme La Stratégie du choc, profitant de l’état d’abattement des peuples pour leur imposer son programme idéologique qui consiste en la libéralisation totale de l’économie : du marché du travail aux outils de solidarité collective et aux entreprises publiques. Convaincus que la technologie va continuer à soutenir la croissance sans remettre en cause le cadre idéologique du capitalisme, les dirigeants ont procédé à un discret changement de paradigme technologique, substituant les ressources renouvelables à l’énergie fossile. Et en monétarisant le capital naturel, ils appliquent les principes de l’économie au problème de l’environnement. L’oligarchie d’aujourd’hui, tout comme la noblesse durant les années précédant la Révolution de 1789, se ligue pour défendre l’ordre social qui organise ses privilèges et assure sa situation matérielle, face aux tensions entraînées par les inégalités, l’épuisement de la croissance et l’impasse écologique. « Le thème de la “sécurité“ devient une obsession du débat public, instrumentalisé sans vergogne par les classes dirigeantes, avec d'autant plus de légitimité apparente que la déchéance organisée des plus pauvres produit mécaniquement la délinquance. » Quand « l’inquiétude sécuritaire ne suffit pas à éteindre le ressentiment populaire né du spectacle de la corruption des élites ou des difficultés économiques », tout est fait pour détourner la colère vers les étrangers, au risque de conduire au fascisme dans les pays de tradition démocratique. « La répression des libertés est devenue une condition de la poursuite de la croissance économique. »

Considérant la réduction de la consommation matérielle dans les pays occidentaux inévitable, Hervé Kempf propose « d'organiser la sobriété » plutôt que de la subir. Il s'agit de reprendre la maîtrise du système financier, de réduire les inégalités et d'écologiser l’économie, d’abolir le chômage et d’en finir avec « l’agriculture de masse », de tourner la page de la révolution néolithique pour s'engager dans l'air biolitique. « Trente ans d'idéologie individualiste, de déni de l'action collective et de glorification du marché ont durablement imprégné l'univers des valeurs communes définissant ce qui est bien, agréable, prestigieux, désirable. » Il reprend point par point tout ce qu’il vient de dénoncer et propose des réformes pour y remédier. Considérant que toute l’humanité est confrontée à un péril commun, il appelle à une réponse commune. « Aucun groupe ne pouvant durablement tirer profit d’une supériorité conjoncturelle, la coopération devient l'intérêt de chacun, qui se confond avec celui de tous. » Les biens communs constituent des valeurs universelles et leur usage raisonnable repose sur un partage équitable, décidé par tous, afin de préserver leur pérennité. « La démocratie n'est pas une valeur occidentale – et d’autant moins que l'Occident s'est laissé dériver vers le régime oligarchique, ne conservant de la démocratie que ses formes extérieures, l'institution élective notamment, quand la réalité du pouvoir a glissé vers les maîtres des finances. » La culture européenne a séparé depuis le XVIe siècle ce qu’elle appelle « nature » de la société, alors qu’elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre.

Dénonçant une Europe « aux mains du système financier » et qui a trahit la démocratie, il garde toutefois l’espoir qu’elle puisse ouvrir « une voie de progrès entre l’autoritarisme chinois et la brutalité états-unienne ».


Les ouvrages d’Hervé Kempf sont toujours une prolongation des précédents, selon une imbrication qui laisse toutefois la place à l’évolution d’une pensée. S’il est intéressant de lire celui-ci, même s’il commence à dater, tant ses analyses sont judicieuses et ses démonstrations instructives, sa conclusion pourra sembler naïve, par sa foi en une solution institutionnelle et européenne, mais il suffit de rappeler le titre de son dernier livre, QUE CRÈVE LE CAPITALISME, pour comprendre que son auteur n’en est fort heureusement plus là.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

FIN DE L’OCCIDENT, NAISSANCE D’UN MONDE
Hervé Kempf
158 pages – 15 euros
Éditions du Seuil – Paris – Janvier 2013
160 pages – 7,50 euros
Éditions du Seuil – Collection « Point » – Paris – Octobre 2014
www.seuil.com/ouvrage/fin-de-l-occident-naissance-du-monde-herve-kempf/9782021084634

 

Du même auteur :

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