26 octobre 2022

L’AVENTURE POLITIQUE DU LIVRE JEUNESSE

Malgré « l’inlassable travail des idéologies », les frilosités sociales, les évitements manifestes et les conformismes rentables à l’oeuvre dans les productions destinées à la jeunesse, au sujet de la famille, de l’école, du genre, de la sexualité, de l’économie, des discriminations, de l’écologie,… Christian Bruel a relevé l’existence d’une production créative à la marge, plus en phase avec les enjeux individuels et collectifs, et en rend compte. Car « toute jeune existence devrait pouvoir compter sur ses lectures pour développer, à son rythme, de l'estime pour elle-même, un mieux-être immédiat, une jouissance esthétique et ludique, une intelligence sensible, sociale et politique du proche et du lointain. »
Concentration des entreprises éditoriales, frilosité des structures invitant des auteurs (et procurant à ceux-ci d’indispensables revenus « accessoires »), crainte de mobilisations polémiques sur les réseaux sociaux, expliquent le « nivellement idéologique », « une autorégulation plus ou moins consciente tant chez celles et ceux qui créent qu’au sein des maisons d’édition qui n’apprécient pas toutes d’être vilipendées, fût-ce par des imbéciles ».
« Le mot politique étant un répulsif puissant, l’association jeunesse et politique hérisse. Elle convoque aussitôt une légion de spectres : la propagande, la sournoise persuasion, l'embrigadement viral… » D’autant que « l'évitement des enjeux de la politique dans les publications jeunesse et un “enseignement moral et civique“programmé dans le secondaire concourent à la pérennisation de la démocratie représentative, système politique présenté comme idéal et sans alternative. » Aussi, lorsque les productions jeunesse prétendent aborder la politique, elles traitent avant tout et essentiellement des institutions de la Ve République. Tout au long de son ouvrage, l’auteur accompagne son propos d’analyses d’ouvrages retenus en exemple. Il considère toutefois que « chaque objet de lecture est un objet culturel éminemment politique rarement considérés comme tel », puisque chacun propose des représentations et des points de vue « empreints des substrats affectifs, idéologiques et esthétiques de celles et ceux qui les créent, […] de leur degré d'adhésion à l'ordre des choses », à des niveaux divers d’intention, de conscience et d’intensité. « Engagés, les livres et journaux le sont tous, sans exception. Seuls certains sont militants. Toute l'offre de lecture est engagée. Engagée quand s’y trouve reconduit l’ordre “naturel“ du monde en filigrane des images et du texte proposés. Engagée quant elle n’y consent pas. » Les points de vue militants ne flèchent plus, comme autrefois, vers un parti, mais concernent des « fronts de lutte sectorisés, principalement le sexisme, l’écologie, la condition animale, l'immigration et les divers ostracismes concernant le corps, l'état de santé et les origines ».
Christian Bruel explique pourquoi les stéréotypes, « ces croyances partagées relatives aux caractéristiques confusément attribuées à tel ou telle, fait de son appartenance, réelle ou supposée, à une catégorie voire à plusieurs » deviennent problématiques lorsque « sa dimension prescriptrice s’impose, soit en induisant des comportements discriminatoires, soit parce que, de son fait, des normes exogènes sont intériorisées par des membres d'un groupe ». Le contre-stéréotype est cependant tout autant scandaleux, en ce qu’il « dessine en creux le portrait de son détestable contraire ».
Après avoir fait un rapide panorama de l’édition jeunesse « à l’aune de la politique », il s’attache à fournir une « petite chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants », aujourd’hui disparue. Il présente ensuite une flopée d'albums (pour beaucoup épuisés mais aussi d'autres très récents) qui méritaient qu’on s’y attarde, pour l’audace de leur propos. Il documente notamment « la petite révolution iconotextuelle », nouvelle articulation sémantique et technique entre images et textes, survenue au cours des années 1980.

Avec cette brillante étude Christian Bruel réalise un remarquable panorama du livre jeunesse, sous un angle politique, au sens le plus large. En cela, il accomplit pleinement un travail que nous avons, très modestement, ici à peine ébauché mais poursuivons laborieusement, par des repérages et des recensions individuelles et aussi des articles plus thématiques, rejoignant pleinement ses préoccupations. Nous ne pouvons qu’être admiratif et ne manquerons d’ailleurs pas de rendre compte à l’occasion de certaines références découvertes dans ces pages. Un ouvrage incontournable pour les créateurs soucieux de comprendre ce qu’ils transmettent, les éditeurs qui s’estiment audacieux, les prescripteurs curieux ou frileux, les parents perdus dans l'offre éditoriale pléthorique mais attentifs à ce qu'ils proposent. Un ouvrage révélateur tant la production jeunesse reflète la place qu’une société accorde à ses enfants. Un état des lieux qui fera date.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

L’AVENTURE POLITIQUE DU LIVRE JEUNESSE
Christian Bruel
384 pages – 18 euros
La Fabrique éditions – Paris – Octobre 2022
lafabrique.fr/laventure-politique-du-livre-jeunesse/

 

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