30 octobre 2023

DIEU ET L’ÉTAT

Dans cet ouvrage posthume, Mikhaïl Bakounine défend l’abolition de l’État comme condition d’émergence d’une société libre et le refus de toute transcendance, métaphysique ou religieuse comme condition première de la liberté.
Il explique comment les religions, chrétiennes notamment, sont enseignées « dans toutes les écoles populaires de l’Europe sur l’ordre exprès des gouvernements », « empoisonneurs systématiques », « abêtisseurs intéressés des masses populaires ». Nos premiers ancêtres étaient « doué[…]s, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter ». Les penseurs idéalistes, « obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu'ils ont hérité de la théologie », de grands philosophes depuis Héraclite et Platon jusqu'à Descartes, Spinoza, Liebnitz, Kant et Hegel, ont laissé insondable ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes : si ce « terrible mystère » est inexplicable, c'est qu'il est absurde. Le peuple, écrasé par son travail quotidien, privé de loisirs et de commerce intellectuel, maintenu dans l'ignorance, « par les efforts systématiques de tous les gouvernements, qui la considère, non sans beaucoup de raison, comme l'une des conditions les plus essentielles de sa propre puissance », accepte sans critique les traditions religieuses, qui l'enveloppe dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie. Seule la révolution sociable sera capable de détruire jusqu’aux dernières traces ces croyances dans le peuple. Bakounine regrette qu’aucun penseur idéaliste n’ait jugé bon d’apporter une démonstration théorique de l’existence d’un Dieu : le consentement universel, l’antiquité et l’universalité de cette idée, demeure donc sa seule preuve, irrécusable, contre toute science et contre toute logique.
Selon lui, « l'homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit profonde de l'instinct animal pour arriver à la lumière de l’esprit ». Parti de « l’esclavage animal », traversant « l’esclavage divin », il marche « à la conquête et à la réalisation de son humaine liberté ». Ce qu’il nomme l'idée divine serait « une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l'humanité ». « L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaine, elle est la négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique. » Il considère que toutes les religions sont cruelles, car toutes reposent sur l’idée de sacrifice.
L'homme ne peut que reconnaître et appliquer les lois naturelles, cependant une grande quantité demeurent inconnues aux masses populaires. « La liberté de l’homme consiste en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque. » Bakounine affirme que, dès lors qu'il est privilégié politiquement et économiquement, l'homme devient intellectuellement et moralement « dépravé ». Un corps de politiciens, même issu du suffrage universel, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques, fini par former « une sorte d'aristocratie ou d'oligarchie politique ». Il ne reconnaît pas une autorité infaillible et n’a foi absolue en personne. « Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises ; elle me transformerait immédiatement en esclave stupide et en un instrument de la volonté et des intérêts d'autrui » confie-t-il. Il s’incline toutefois devant l'autorité des spécialistes, se déclare prêt à suivre leurs indications, à condition qu'elles ne lui soient pas imposées. « Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigée à son tour. » Il n'y a qu’ « échange continu d'autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires. S'il reconnaît l'autorité absolue de la science, il rejette l'infaillibilité et l’universalité de ses représentants. Il accepte toutes les autorités naturelles, les influences de fait, aucune de droit, convaincu qu'elles ne pourraient tourner qu’ « au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l'immense majorité asservie ». Qu’il soit républicain ou monarchique, l’État reste une tutelle établie par une minorité pour diriger la conduite du peuple, « ce grand, incorrigible et terrible, enfant ». Il propose de fonder l’éducation et l’instruction des enfants sur le développement scientifique de la raison et de la dignité, et non sur celui de la foi, de la piété, de l’obéissance. « Toute éducation rationnelle n'est au fond rien que l’immolation progressive de l'autorité au profit de la liberté, le but final de l'éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d'amour pour la liberté d’autrui. » Il préconise de détruire toutes les institutions de l'inégalité, de fonder l'égalité économique et sociale de tous, de faire la Révolution sociale.
Pour montrer comment l'idéalisme théorique se transforme incessamment et fatalement en matérialisme pratique, il cite l'exemple de l'église apostolique et romaine : s’il juge « sublime » la doctrine du Christ, la pratique de l'Église lui semble « brutalement matérialiste ». Toutes les églises, chrétiennes et non chrétiennes, se sont organisées en « grande compagnie pour l'exploitation économique des masses ». Tous les états sont « des succursales temporelles » de ces églises. « L'idéalisme théorique ou divin a  pour conditions essentielles le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la renonciation à la science. » S’il accorde son estime à cette dernière, il rappelle qu’elle est une pensée de la réalité, une abstraction toujours incomplète et imparfaite, mais non la réalité elle-même : « La science, c'est la boussole de la vie ; mais ce n'est pas la vie. » aussi doit-elle avoir pour mission d'éclairer la vie, non de la gouverner. Il met en garde contre les savants qui forment une caste semblable à celle des prêtres, et prêche « la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science », afin de la remettre à sa place : « jusqu'à présent, toute l'histoire humaine n'a été qu'une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains en l'honneur d'une abstraction impitoyable quelconque : dieu, patrie, puissance de l'État, honneur national, droits historiques, droits juridiques, liberté politique, bien public. » La science doit devenir la propriété de tout le monde, être livrée aux masses par l'instruction générale, afin que celles-ci puissent prendre en main leur destinée historique.
Il montre ensuite, par un exposé historique concis, la continuité théologico-philosophique entre la religion chrétienne et l’État. « L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot. » La religion, « ce mirage éternel », permet à la classe bourgeois, à la tête de l'État, de préserver ses intérêts.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

DIEU ET L’ÉTAT
Mikhaïl Bakounine
Édition revue et postfacée par Joël Gayraud
120 pages – 4 euros
Éditions Mille et une nuits – Paris – Août 2015
www.fayard.fr/1001-nuits/dieu-et-letat-9782755507799
Première édition : 1882

 

 

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