30 avril 2024

NOUVELLES DE NULLE PART

William Morris (1834-1896) professait le rejet de la modernité et de l’ère industrielle, plaidait pour l’artisanat et l’art dans la vie quotidien. Ce roman lui permet d’illustrer « par l’exemple » ses théories et propositions. Un socialiste anglais du XIXe siècle découvre à son réveil l’agglomération londonienne redevenue un immense jardin parsemé de bourgs élégants, depuis qu’une révolution a instauré une société communautaire, égalitaire, libre et heureuse, dans laquelle la production est fondée sur le plaisir et l’artisanat.
L’argent a disparu des échanges (coutume désormais jugée « incommode et compliquée ») et le travail n’est plus que plaisante activité, avec une propension naturelle à « l’ouvrage jubilatoire ». Toutes les personnes rencontrées ont l’air étonnamment plus jeunes qu’elles ne prétendent l’être. Au fil des conversations avec elles, il comprend qu’une « grande démolition de maisons » est survenue en 1955. L’abbaye de Westminter a été vidée de « tous les infâmes et hideux monuments qu’on y avait jadis élevés à des crétins et des gredins… et qui ne servaient qu’à l’encombrer ». L’une des salles du Parlement accueille désormais un marché couvert tandis que l’autre sert à entreposer du fumier. Les prisons ont disparu et presque tout le monde pratique un ou plusieurs métiers d’art, si bien que le moindre objet est délicatement ouvragé. Les bâtiments du quartier des affaires, ce « nid d’escrocs », ont été détruits un à un, pour élever de nouvelles habitations, restant l’endroit le plus densément peuplé de Londres, mais aéré de prairies.
Oxford aussi est redevenue une très belle ville, cessant, avec Cambridge, d’être des « lieux d’élevage d’une classe particulière de parasites, qui se prétendaient cultivés ». « On y dispense la seule instruction qui vaille, celle du savoir qu'on cultive pour lui-même, l’art du savoir, en quelque sorte. Et non pas le savoir étriqué et conforme à l'ordre des choses qu'on y enseignait autrefois à des fins purement marchandes, qui était un savoir rentable, un savoir transformé en marchandise. »
Il rencontre un vieil homme avec lequel il discute longuement. Celui-ci l’éclaire sur cette société, ses principes éducatifs, ses solutions pour la résolution des conflits puisque les tribunaux, qui n’étaient destinés qu’à protéger la propriété privée, n’existent plus : maintenant, les « usages exigent des fautifs qu'ils fassent réparation d'une manière ou d'une autre, qui n'a nul besoin d'être codifiée. » « Le Parlement n'était-il pas, d'une part, une sorte de comité de vigilance chargé d'assurer que les intérêts de la classe dirigeante soient préservés et, d'autre part, une sorte de paravent destiné à donner l'illusion au peuple qu'il participait quelque peu à la conduite de ses propres affaires ? » Désormais il ne pourrait tenir dans un seul bâtiment puisqu’il est « le peuple tout entier ». Il lui explique que « l'État procédait inévitablement, à l'époque, de la tyrannie irréfléchie et inconséquente d'une classe sociale au détriment des autres. L'état était l'appareil répressif de cette tyrannie, son bras armé. Mais cette tyrannie a été abolie, et cet appareil répressif n'a plus lieu d'être. Nous n'en saurions que faire, puisque nous sommes libres. » « À présent, tous les peuples sont engagés dans la même aventure, qui consiste à profiter de la vie et à la rendre toujours plus passionnante… » Car « quelle amélioration morale peut-on attendre des peuples en stimulant leur patriotisme c'est-à-dire en flattant des préjugés imbéciles et en excitant des jalousies hargneuse ? »
Il lui raconte aussi comment on en est arrivé là : l’exode urbaine et le repeuplement des villages d’Angleterre (autant qu’au XIVe siècle) ; l’organisation des travailleurs qui a atténué l’emprise des « classes supérieures » sur la production, arrachant des améliorations des conditions de travail, la création d’usines d’État, insuffisantes et en proie à la corruption ; la « rude leçon » que les riches ont souhaité donner aux pauvres et la réaction à la répression qui a suivi ; l’auto-proclamation d’un « Comité de salut public » ; le siège de Londres ; le « massacre de Trafalgar Square » qui sonna le commencement de la guerre civile ; etc. Plutôt que de répondre à la propagande des journaux dominants, d’opposer une autre interprétation des événements en cours, la presse anti-capitaliste s’est contentée alors de publier des articles théoriques et pédagogiques pour instruire les foules. Le bonheur général a été atteint « en supprimant la coercition artificielle et en instaurant la liberté pour chaque personne de faire ce qu'il fait le mieux, mais aussi en acquérant la connaissance nécessaire pour déterminer de quel produit du labeur nous avons vraiment besoin ».

Beaucoup de réflexions que William Morris prête à ses personnages ont une résonance particulière actuelle, précédant, par exemple, Philippe Descola : « La plupart des gens étaient alors convaincus que tout ce qui vit constituait un tout – la “nature“, comme on disait à cette époque – séparé de l'homme. Conformément à cette vision du monde, ils essayaient de faire de la “nature“ leur butin et leur esclave, puisqu'ils pensaient qu'elle leur était extérieure. » Le rejet du travail mécanique, s’il s’inscrit dans l’histoire de l’Angleterre, avec le mouvement des luddites, est de nouveau au goût du jour, par exemple, avec L’Atelier paysan. Les personnages féminins apparaissent clairement émancipées des contraintes du patriarcat.

La postface fort utile de l’historien William Blanc nous fournit quelques clés, au-delà de l’aspect romanesque, et mérite qu’on s’y attarde : l’idéalisation du Moyen Âge par William Morris, notamment. Elle analyse également l’influence de cette oeuvre à son époque et jusqu’à aujourd’hui (en passant par Tolkien et Hakim Bey).

Ravi de pouvoir découvrir enfin ce classique « utopien », introuvable depuis trop longtemps, et tout sauf poussiéreux tant le propos répond à bien des préoccupations d’aujourd’hui. La phase de transition intéressera au moins autant que la description de cette société enviable. Étonnamment actuel.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

NOUVELLES DE NULLE PART
Ou une ère de repos
Quelques chapitres d’un roman utopien
William Morris
Traduction et préface de Philippe Mortimer
Postface de William Blanc
504 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Janvier 2024
www.editionslibertalia.com/catalogue/la-petite-litteraire/william-morris-nouvelles-de-nulle-part
Titre original : News from Nowhere or an Epoch of Rest, paru en feuilleton dans l’organe de la Solialist League, en 1890.


Du même auteur :

COMMENT NOUS POURRIONS VIVRE




Voir aussi :

RÉAPPROPRIATION

GRÈVE GÉNÉRALE

L’UTOPIE



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