Pour quoi faire ?

20 janvier 2021

UTOPIE

Terme utilisé à toutes les sauces s’il en est, pour désigner tantôt les rêves les plus audacieux tantôt les cauchemars totalitaires, pour désamorcer des propositions raisonnables mais dérangeant l’ordre établi, « utopie » méritait d’entrer dans cette collection qui s’emploie à redonner du sens aux mots dévoyés. Thomas Bouchet, professeur associé en histoire de la pensée politique à l’université de Lausanne, loin de chercher à le figer dans une définition définitive, s’en empare pour une navigation destinée « à le recharger » : « L’immobilité est sans doute une menace beaucoup plus directe pour l’utopie que la fluidité. »

Entré dans la langue française en 1532 sous la plume de François Rabelais, ce néologisme a était mis « en circulation » par Thomas More en 1516 avec son livre Utopia, qui laisse ouverte sa signification entre non-lieu et bon lieu. Thomas Bouchet voyage ainsi dans les oeuvres littéraires qui évoquent des territoires inaccessibles et/ou imaginaires, que leurs auteurs, comme Francis Bacon, Denis Vairasse, Étienne Gabriel Morelly, semblent souvent considérer comme parés d’une perfection qui manquerait au monde connu. D’autres, comme Eugène Zamiatine, Aldous Huxley, George Orwell, s’attachent à décrire des « meilleurs des mondes » où l’uniformité du système est devenue pour le moins étouffante. Si Thomas Bouchet reconnait la dimension autoritaire de certains récits, comme
LA CITÉ DU SOLEIL de Campanella, ou de certaines expériences telle la colonie icarienne de Cabet, il invite à ne pas trop hâtivement associer l’utopie au totalitarisme, vocable du XXe siècle difficilement applicable aux modes de pensée des siècles précédents, équivalence qui pourrait condamner tout élan vers un monde autre, comme redoutable danger, et inciter à accepter définitivement le monde tel qu’il est.

Les théories socialistes, à partir du commencement du XIXe siècle, auraient « fait entrer l’utopie dans l’histoire en train de se faire ». Un « étiquetage hostile » est entretenu pas les antisocialistes, effrayés par « l’utopie des partageux rêvant de la destruction de l’ordre propriétaire », mais aussi par le courant du socialisme scientifique, représenté par Marx et Engels, en opposition au socialisme utopique justement. Alors que le socialisme a aujourd’hui pour le moins considérablement réduit ses ambitions transformatrices et se préserve de tout soupçon d’utopisme, le chiffon rouge continue régulièrement à être agité.
Loin d’être menacé de disparition, le mot est en outre récupéré, décontextualisé et amputé de « toute velléité de pensée critique », par des pratiques et des stratégies commerciales.
L’auteur brosse également un bref panorama des penseurs de l’utopie, de William Morris et Joseph Déjaque à Ernst Bloch et Walter Benjamin, en passant par Michael Löwy et Miguel Abensour, autant de preuves de sa vivacité, qui se rencontrent, se complètent ou s’affrontent mais se distinguent bien des totalitarismes.
Il se penche aussi sur la multitude d’expériences tentées depuis le XIXe siècle : à Queenwood à partir de 1839, avec le Bauhaus, Lip, le familistère de Guise de Godin, la Zad de Notre-Dame des Landes, l’insurrection zapatiste. « Partir en utopie, c’est entre autre refuser d’être immobilisé.e, plaqué.e au sol par la misère, par l’injustice, par la police, refuser de céder sous l’emprise de la violence, refuser d’être maintenu.e face contre terre. » Car, depuis sa naissance, l’utopie porte en elle sa « charge critique », s’élève contre la fatalité d’une réalité présentée comme inéluctable, contre l’idéologie d’un progrès plein de promesses et aveugle aux ravages qu’il commet.
Pour l’auteur, Charles Fourier (1772-1837) incarne le mieux ce mouvement critique « qui produit de l’utopie en route ». Celui-ci propose de remettre le monde à l’endroit plutôt que de le quitter, d’atteindre au bonheur et à la prospérité en cessant de brider ses passions, en s’appliquant plutôt à les harmoniser, d’adapter la vie en société à ce que sont les humains plutôt que l’inverse.
Constatant combien les soi-disant évidences peuvent être balayées du jour au lendemain, Thomas Bouchet conclut que « l’utopie pourrait (…) consister en une pratique de la ruse souriante et radicale, en une contestation globale qui se déploie en particulier lorsqu’il n’y a plus ou pas assez de marge de manoeuvre. Comme on a besoin de mot pour suggérer et dire, le mot utopie lui-même aurait toute sa place dans ce monde-là, une fois allégé de la gangue d’interprétation qui l’affaiblissent. » Puis, il abandonne son lecteur à ses pensées enthousiastes.


UTOPIE
Thomas Bouchet
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Janvier 2021
anamosa.fr/produit/utopie



Voir aussi :

L’UTOPIE de Thomas More

NOUS de Zamiatine

LE MEILLEUR DES MONDES

1984

LA CITÉ DU SOLEIL

L’UTOPIE RACONTÉE AUX ENFANTS

 

Dans la même collection :

DÉMOCRATIE

ÉCOLE

HISTOIRE

RACE

RÉVOLUTION

 

 

 

 

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