« Le facteur causal primordial de la crise systémique dans laquelle nous sommes désormais entrés » est la perte de légitimité du système actuel : ceux qui semblent mal s’en sortir à court terme acceptent de moins en moins le processus de mode de décision et semblent ne plus être persuadés que la structure du système leur permettra de mieux s’en tirer à long terme. Le « conservatisme de l’honnête homme » conseille la patience à ceux qui sont particulièrement déshérités. Les changements de régime étatique, depuis l’apparition du système-monde moderne au XVIe siècle, lequel opère selon la logique capitaliste, se sont déroulés à l’intérieur de celui-ci, sans véritablement l’affecter. Les différentes révolutions ont cependant constitué des événements majeurs dans la mesure elles ont modifié des paramètres importants de son fonctionnement global mais sans jamais transformer la structure sociale et le fonctionnement sous-jacent de l’État.
Un système possède des frontières, mouvantes, des règles, évolutives, des mécanismes internes, autocorrecteurs, qui le ramènent vers le point d’équilibre. Les révolutions française et russe, comme toutes les autres, se sont produites « à l’intérieur du cycle de vie normal et continu de l’économie-monde capitaliste ». Écarts relativement importants par rapport au rythme cyclique attendu, elles n’ont entraîné que des modifications à moyen terme d’une faible ampleur, mais aussi des changements majeurs dans la géoculture du système-monde, à long terme.
L’adoption des revendications fondamentales (opposition au privilège héréditaire, égalité morale et juridique pour tous, citoyenneté) de la Révolution française, donna naissance à des espoirs populaires. Pour contenir les aspirations en cas d’insurrection populaire, les conservateurs misaient sur « un renforcement de l’autorité des institutions traditionnelles et des chefs symboliques », tandis que les libéraux préconisaient de concéder la reconnaissance des principes théoriques mais de gérer le changement pour que cette mise en oeuvre soit progressive, graduelle et surtout ne nuise pas aux situations acquises des dynasties familiales et des groupes influents au pouvoir.
La révolution mondiale de 1848 vit l’émergence d’une troisième idéologie, le socialisme, capable de mobiliser les travailleurs industriels urbanisés et les nations et nationalités opprimées, de menacer ceux qui détenaient le pouvoir. Ses partisans allaient se diviser sur la tactique à employer : conquérir le pouvoir par les urnes (plus proche des libéraux) ou par l’insurrection planifiée. Un accord tacite entre conservateurs et libéraux s’imposa. « Le centrisme libéral est devenu l’idéologie dominante sur le plan mondial et cela précisément parce que les programmes aussi bien des conservateurs que des socialistes sont devenus des sous-variantes du thème libéral sous-jacent de la gestion graduelle des réformes. » La pression populaire désormais impossible à déligitimer, a été contenue par d’importantes concessions comme le suffrage, finissant par devenir universel, et une redistribution économique partielle, l’État providence. Cependant le « compromis de la citoyenneté » a servi à apaiser les couches les plus dangereuses, les classes ouvrières des pays du Centre, en les incluant, tout en continuant à exclure du partage de la plus-value comme de le prise de décision politique, la grande majorité des populations du monde. Le nationalisme et la racisme justifiait l’impérialisme, le sexisme enfermait la femme au foyer. La Révolution russe a ensuite amélioré le pouvoir de négociation des classes ouvrières paneuropéennes et montré qu’un pays extraeuropéen pouvait réussir à briser les liens de la domination européenne et prétendre à l’industrialisation et à la puissance militaire. La révolution mondiale de 1968 a joué un rôle comparable à celle de 1848 en terme d’impact sur la géoculture, conduisant à une disqualification définitive du libéralisme. Le monde est alors revenu à une division idéologique trimodale, le conservatisme traditionnel étant rebaptisé néolibéralisme. La perte de la confiance dans la capacité des structures étatiques à améliorer le bien-être commun, se transformant en sentiment antiétatique, a sapé l’un des piliers essentiels du système-monde moderne, le système des États, sans lequel l’accumulation incessante du capital devient impossible. Cette période de crise du système s’apparente à une transition vers un autre système-monde ou une pluralité d’autres systèmes-monde. L’action individuelle ou collective peut produire un impact beaucoup plus fort sur la structuration du monde qu’au cours de la vie stable et continue d’un système historique. Les conflits ethniques sont aussi le résultat de cette délégitimisation de l’État, plus que des querelles antiques et inexpiables qui sont surtout des mythes contemporains. La délégitimisation de l’idéologie du progrès, avec l’épuisement des conditions de viabilité planétaire, l’immigration individuelle*, vont contribuer également à l’émergence de situations chaotiques, propre aux périodes de bifurcation.
Après cet exposé, reprenant des idées déjà développées dans COMPRENDRE LE MONDE - Introduction à l’analyse des systèmes-mondes par exemple, Immanuel Wallerstein s’attache à évaluer différents systèmes historiques alternatifs possibles. Il recense essentiellement quelques grands principes généraux de fonctionnement, comme la « mise en place au coeur du système d’unités décentralisées fonctionnant à des fins non lucratives en tant que mode de production sous-jacent de l’ensemble », le placement en dehors du ressort de la marchandisation de l’accès à l’éducation, aux services de santé et à un revenu décent pour tous, l’émergence d’institutions véritablement démocratiques. L’enjeu est de savoir si nous allons nous contenter d’un autre système historique du même genre, « où le privilège règne et la démocratie et l’égalité passeront loin derrière » ou si nous souhaitons « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité transhumer dans une direction opposée ». Les « tenants du privilège » n’abandonneront pas celui-ci sans lutte, « sur simple appel à un quelconque sens de la responsabilité éthique », mais chercheront à le maintenir. « Il est vraisemblable qu’ils tenteront de mettre en oeuvre le principe lampédusien – tout changer (ou faire semblant de le faire) afin que rien ne change en fait (bien qu’on ait tout à fait l’impression du contraire). »
L’analyse que livre ici Immanuel Wallerstein de l’actuelle crise du capitalisme mérite d’être parcourue car elle dévoile une opportunité historique d’en finir avec l’impuissance des mouvements des opprimés.
* Cette partie mériterait quelques éclaircissements, la menace décrite rappelant ce que d’autres nomment ailleurs « grand remplacement ».
L’UTOPISTIQUE OU LES CHOIX POLITIQUES AU XXIe SIÈCLE
Immanuel Wallerstein
Traduit de l’américain par Patrick Hutchinson
146 pages – 14 euros
Éditions de L’Aube – Collection « Intervention » – La Tour d’Aigues – Mars 2000
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