L’éclatement de la bulle immobilière de 2008 a provoqué la chute des taxes foncières, principale source de revenus des gouvernements locaux qui ont donc du inventer des « combines fiscales », notamment par le financement du maintien de l’ordre et des mesures punitives par les contrevenants eux-mêmes, en monnayant les services de police, multipliant les frais et les amendes. La Floride, la Californie et le Texas, que l’auteur nomme Flocatex, donne le ton depuis cinquante ans de la politique carcérale nationale. La Floride où elle a grandi, préfère investir dans le système carcéral plutôt que dans les programmes sociaux ou l’éducation : + 89% entre 1989 et 2012, tandis que stagnaient les crédits accordés à l’éducation supérieure.
Les côtes de crédit sont consultées par les employeurs. Elles exacerbent les inégalités socio-économiques en punissant les pauvres et fonctionnent comme un « dispositif disciplinaire » en poussant à l’autodiscipline selon une « citoyenneté financière ».
Jackie Wang dénonce la « police algorithmique » et l’analyse prédictive. Le professeur de criminologie Richard Berk prétend qu’on peut théoriquement calculer les probabilités qu’un individu commette un crime avant sa naissance et que la race constitue un facteur incontournable dans cette prévision ! « L’objectif de la prédiction n’est pas d’anticiper, mais bien de produire le futur par la gestion présente des sujets catégorisés comme menaçants ou à risque. Sur ce point, l’économie de la dette telle qu’elle se développe aujourd’hui rejoint le paradigme de la prévision policière : en marquant certains sujets comme des risques potentiels, tous deux finissent par les produire effectivement comme tels. » Pourtant certains exercices de prédiction plus simples ont récemment été peu concluant : vote du Brexit, élection de Trump.
Avec le démantèlement du secteur industriel et de l’État providence dans les années 1970, les États-Unis se sont retrouvés avec une « population excédentaire », problème résolu par « l’incarcération raciale de masse ». George Jackson, militant du Black Panther Party, expliquait dans sa théorie sur le lumpenprolétariat, que l’incarcération est plus motivée par des forces politiques et économiques que par le « crime » : « les lois bourgeoises protègent les rapports de propriété et non les relations sociales ». Les rapports socio-économiques sont non seulement la cause des crimes mais déterminent aussi quelles activités sont considérées comme criminelles. La prison est un instrument de répression politique, principale institution de « l’État capitaliste totalitaire ». Dans La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato analyse l’essor de l’économie de la dette selon sa fonction disciplinaire, au fur et à mesure que les technologies économisent de la main d’oeuvre, grossissant les rangs du lupenprolétariat et du précariat. Jackie Wang distingue le crédit de bonne et de mauvaise fois : « La prédation créancière désigne une forme de prêt sournoise, qui utilise l’extension du crédit comme méthode de dépossession. » Elle empêche des populations majoritairement noires et démunies d’accumuler un patrimoine ou d’accéder à la propriété privé, et permet de maximiser le profit lorsque la croissance stagne. La « gouvernance parasitaire », modèle dans lequel les gouvernements deviennent redevables à leurs créanciers plutôt qu’à leur peuple, après privatisation de la dette publique, utilise différentes modalités pour ponctionner ses citoyens par la force :
- L’état d’exception financier, qui a permit, par exemple, à une équipe de gestion de crise de rendre Flint solvable tout en mettant la vie de ses citoyens en danger.
- Les processus automatisés, qui permettent d’économiser des frais de personnels. Le système automatique du Michigan Unemployment Insurance Agency avait émis 20 000 accusations de fraude dont 93% se sont révélées fausses.
- Le pillage et l’extorsion : tandis que les gouvernements éliminent les services sociaux, ils pillent leurs citoyens par l’impôt régressif, la récolte d’amendes et de frais administratifs, les « services » de justice criminelle financés par les contrevenants. « La ségégation raciale et la concentration spatiale de la pauvreté produisent essentiellement des zones d’extorsion où les citoyens sont privés d’accès au crédit « de bonne foi » et n’ont pas les moyens de ne pas être spatialement exposés à la prédation. » Selon les quartiers, une console PlayStation 4 coûte 299,99$ ou 122$ par mois, plus les frais d’assurance, sur seize mois, soit une différence de 650%.
- L’enfermement. « L’expansion des prisons a « résolu » la crise du surplus démographique » par l’embauche de travailleurs blancs comme gardiens, tandis que le travail carcéral permet de produire des marchandises pour un taux horaire moyen de 93 cents. « Sur la base d’un crypto-racisme, la pauvreté a été réinterprétée comme un échec moral personnel, en remplaçant l’analyse structurelle de la pauvreté urbaine par un récit racialisé de la pathologie culturelle. »
- La violence gratuite dont la forme extrême est la peine de mort. Le capitalisme racial emprunte une logique d’exploitabilité mais aussi une logique de sacrifiabilité. La violence policière n’est pas seulement fonctionnaliste mais également purement sadique. Le port de caméras par les policiers étend la société de surveillance sans pour autant venir à bout du profilage anti-noir, puisque les images vidéo révélant que des policiers assassinent des personnes noires sans aucun motif sont utilisées contre les victimes.
La race est produite par des logiques d’expropriation. Le colonialisme de peuplement aux États-Unis a exproprié de leurs terres les peuples autochtones et les Noirs de leurs corps. « Le statut d’infériorité de la « femme » est reproduit par l’extorsion de travail non rémunéré, tandis que le prestige dont jouit l’ « homme » est rehaussé par la valorisation de son travail. » Les analyses de Jackie Wang sont complexes et longuement étayées, appuyées de citations de Marx, Fanon, W.E.B. Du Bois et bien d’autres. Les prêts étudiants sont également étudiés, comme « puissant mécanisme de contrôle social » et sont dénoncées les pratiques frauduleuses des agences de crédit (versements délibérément égarés, manipulation des taux d’intérêt,…) prêtes à tout « pour conjurer la crise d’accumulation qui sévit dans l’économie ». De la même façon, la pratique institutionnelle systématique de « surtaxe raciale » instaurée par les municipalités peut conduire à l’incarcération malgré l’abolition de la prison pour dettes en 1833 : au Texas 650 000 personnes sont concernées. Entre 1934 et 1968, l’accès aux prêts hypothécaires était refusé aux Afro-Américains, favorisant le développement des banlieues blanches pour classes moyennes et la ségrégation raciale, puis le risque lui-même est devenu une marchandise. « Au lieu de l’exclusion financière, on passait désormais à l’expropriation par l’inclusion financière. »
L’auteur consacre un long chapitre à documenter les mécanismes de pillage des citoyens pauvres par les institutions municipales affectées par des crises budgétaires causées par la financiarisation, la perte importante de revenus, la désinstrualisation et la fuite des capitaux. Un bracelet électronique peut par exemple coûter 50$, plus 39$ de frais de service mensuels, plus 12$ par jour de frais d’utilisation. Les entreprises privées mandatées par les municipalités pour réduire leurs dépenses, ont le droit de produire des frais et des amendes supplémentaires. Les pauvres sont rapidement enfermés dans un cycle de dette. En 2013, les frais et les amendes comptaient pour 20,2% du budget de la ville de Ferguson.
L’État-capitaliste sert de garde-fou contre les crises causées par les dysfonctionnements du système. Il subventionne le capitalisme en transférant d’importantes quantités de fonds publics au secteur financier : 16 000 milliards de dollars ont été versé au secteur privé pendant et après la crise de 2008.
Jackie Wang, avec l’appui théorique de Michel Foucault et Giorgio Agamben, aborde ensuite « les constructions contemporaines de la délinquance juvénile, sous l’angle biopolitique », notamment de la figure du jeune « superprédateur » dans les années 1990. Alors que les tribunaux pour mineurs avaient été créés car ces derniers étaient considérés comme vulnérables, la plupart des États américains, sauf trois, ont modifié leur législation pour brouiller la distinction mineurs/adultes. « Plus de 2500 délinquants mineurs ont été condamnés à la prison à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle aux États-Unis. » « La racialisation du mythe du superprédateur est l’un des moyens qu’utilise le biopouvoir pour diviser la population entre les sous-espèces qui méritent de proliférer et celles qui doivent être sacrifiées. » Alors que les principaux responsables de la propagation de ce mythe ont admis s’être trompés, les lois adoptées restent en vigueur.
« À l’ère du « big data », l’incertitude est présentée comme un problème d’information. On postule donc qu’il est possible de surmonter ce problème par la collecte et l’analyse de données statistiques en vue d’identifier certaines relations et régularités, ainsi que par l’usage d’algorithmes capables de déterminer les résultats futurs en analysant les résultats passé. La prévision policière promet d’éradiquer la terreur existentielle d’un avenir incertain, en utilisant des données pour déterminer avec précision quand et où auront lieu les crimes. » Depuis 1990, la police de New-York utilise le logiciel ComptStat pour décider dans quelles zones faire leurs patrouilles. Dès lors, la désignation d’un secteur comme zone à risque peut constituer un « motif raisonnable » pour interpeler un suspect. Ainsi, à Cleveland, un agent a abattu deux secondes après être arrivé sur les lieux, un enfant de douze ans qui jouait avec un fusil en plastique. La géographie est devenu un substitut de la race. « Le racisme biologique et le racisme culturel ont donc laissé place à un racisme statistique. »
« La politique antiraciste contemporaine est structurée par le sentiment d’empathie et fondée sur des cris d’innocence. » Cette individualisation occulte la violence structurelle et anéantit toute volonté de trouver des solutions collectives à l’oppression. Or, c’est bien le fait même d’être noir qui est synonyme de culpabilité. Les femmes sans-abris, consommatrice de drogues, travailleuses du sexe n’étaient pas considérées comme véritable victime dans le sud de la Californie dans les années 1980 et 1990 : les signalements de viol étaient classés NHI : No Human Involved (aucun humain impliqué). Tant que les institutions sont violentes, tant que le racisme et le patriarcat règnent sur la société, leur donner davantage de pouvoir n’aidera pas ceux qui combattent l’ordre suprématie blanc. L’oppresseur soulève des questions éthiques ou morales pour empêcherez les opprimés de recourir à la violence pour se libérer. « Une politique construite autour de critères qui définissent la légitimité d’une victime à partir d’un sacrifice passif est une politique qui exige la mort d’un homme noir pour devenir réalité. »
Analyse magistrale d’un système occulté, né de l’alliance du néolibéralisme et de la xénophobie : le capitalisme carcéral.
CAPITALISME CARCÉRAL
Jackie Wang
Traduit
350 pages – 18 euros
Éditions Divergences – Paris – Novembre 2019
www.editionsdivergences.com
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