Du 19 au 21 juillet 2001, le G8 se réunissait à Gênes, soucieux de démontrer sa puissance politique aux yeux du monde, après les contre-manifestations massives de Seattle, Prague, Davos, Nice, Québec et Göteborg, et d’imposer sa suprématie. Pour la contestation de la mondialisation néolibérale, c’était une nouvelle occasion de dénoncer « un processus de transformation sociale globale que l’on tente d’imposer “par le haut“ ». Des dizaines de milliers d’individus y ont participé, d’une manière ou d’une autre. Ce recueil de documents et de témoignages leur donne la parole pour restituer leur vécu, dans la diversité des sensibilités et des points de vue.
Les longs préparatifs sont ainsi rapportés, notamment les douloureuses négociations pour obtenir un espace d’accueil, de manifestations et de débats, avec les autorités qui comptent placer la ville en état de siège, mobiliser dix-huit mille hommes, policiers et militaires, fermer les entrées et les sorties d’autoroutes, paralyser le port et interdisant les deux gares principales et une partie de la ville, au nom des risques terroristes. Une campagne de presse alimente le « climat de terreur » : « Ben Laden veut frapper le G8 » titre La Repubblica le 13 juin, les services secrets italiens alertent sur le danger représenté par un axe « anarcho-insurrectionnaliste », des journalistes relayent sans vérifier des rumeurs sur des menaces de ballons gonflables remplis de sang infecté, de policiers utilisés comme “boucliers humains“, des perquisitions et des arrestations préventives de militants ont lieu dans toute la péninsule, les autorités font pression sur les sociétés d’autocars pour qu’elles annulent des réservations, des lettres et des paquets piégés sont découverts chez des carabiniers et envoyés à des commissariats, pratiques rappelant étrangement la stratégie de la tension pratiquée par les services secrets.
Le gouvernement cherche à provoquer une fracture au sein du Genoa Social Forum (GSF), fortement hétérogène et pluriel, ouvrant le dialogue en cherchant opposer les « pacifistes » et les « violents ». Le GSF refuse instauration de « zones rouges » ou « jaunes » et de toute limitation des droits démocratiques. Son objectif affirmé est d’empêcher le déroulement du G8.
Des contrôles policiers sont mis en place aux frontières, assortis de fouilles, de fichages et même de refoulements. Le 18 juillet, une minutieuse perquisition est menée dès 6 heures du matin au stade Carlini où campent les Tute Bianche, par quatre cents policiers accompagnés de quarante blindés, au prétexte de « contrôler les dégâts causés au stade ». Le train réservé par Globalise Resistance a été annulé par la SNCF à la demande des autorités italiennes, avant d’être de nouveau autorisé suite aux pressions des syndicats français.
Les différents appels sont intégralement reproduits, rendant compte de la diversité des sensibilités :
- Le document de présentation du GSF rappelle que le sommet va s’ouvrir « dans un contexte mondial dominé par des profondes inégalités » : 20% de la population mondiale consomme 83% des ressources planétaires, tandis que onze millions d’enfants meurent chaque année de malnutrition et 1,3 milliard de personnes disposent de moins d’un dollar par jour pour vivre.
- La Plate-forme du Network contro il G8 réclame « la réforme des organisations et institutions internationales » avec un « contrôle démocratique concret », la « reconnaissance du principe de précaution et des protocoles sur la “biosécurité“ en matière de manipulation génétique et de production des OGM », l’instauration d’une taxe sur les opérations financières, etc, et promet de « bloquer pacifiquement, mais avec détermination » le sommet. « Derrière la mystification propagandiste qui réclame la fin de toutes les idéologies et surtout de toutes les possibilités d’alternatives au système social d’aujourd’hui se cache en réalité une des époques idéologiques les plus totalitaires : le capitalisme. Un monde qui a réduit à la faim des continents entiers, où les guerres sont devenues “humanitaires“, où dans les pays industrialisés aussi, des millions de gens vivent une vie chaque fois plus précaire, où l’on interne dans des “camps de rétention“ des immigrés uniquement coupables d’être immigrés, où l’environnement est détruit et la nourriture empoisonnée. »
- Au contraire, les « Anarchistes contre le G8 » revendiquent leur « présence autonome répétant la nécessité d’une radicalisation des luttes sociales, échappant au scénario déjà écrit par ceux qui veulent dépeindre comme criminel quiconque échappe à la logique de la compatibilité avec les institutions » et affirment que « l’État et le capital ne sont pas réformables. Il est impossible de démocratiser des organismes politiques et économiques (nationaux et transnationaux) qui ont comme unique but l’intensification de l’exploitation du travail et des ressources. »
- La position des Groupes d’affinité est en quelque sorte intermédiaire : « Ce n’est pas simple de trouver une façon de manifester sans tomber dans le piège de la confrontation mais sans renoncer à être ferme et incisif. L’action directe non violente peut être un moyen pour ceux qui ne veulent pas céder mais sans pour autant agresser. »
- Les Tute Bianche préviennent : « Nous, petits sujets rebelles, nous ne nous résignerons pas face aux armées de l’Empire et nous désobéirons à leurs diktats. »
- Signé du pseudonyme collectif littéraire Wu Ming, un texte puissant inscrit ce mouvement dans la tradition des luttes populaires depuis le Moyen Âge : « Sur nos étendards est écrit “dignité“. En son nom, nous combattons quiconque se veut maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouverne par l’arbitraire, impose l’ordre de l’Empire, réduit les communautés à la misère. Nous sommes les paysans de la Jacquerie. (…) Nous sommes les ciompi de Florence », etc.
Un compte rendu de la journée du jeudi 19 juillet confirme les restrictions de liberté de circulation : bus grecs et tchèques arrêtés, stationnement interdit à proximité de la « zone rouge » sous peine de voir son véhicule détruit à l’explosif, etc. La manifestation européenne de soutien aux sans-papiers regroupe au moins 50 000 personnes, sous haute surveillance.
Celui du vendredi 20 est plus copieux. Le centre social « Pinelli » qui héberge les anarchistes est encerclé par la police, qui tabasse par ailleurs un journaliste français. Dès midi, des affrontements éclatent entre les forces de l’ordre et le Black Bloc. Premiers blessés et mort d’un manifestant, dans un premier temps présenté comme d’origine espagnol.
Le « meurtre » de Carlo Giuliani pèse sur le journée du samedi 21 juillet. Nombre des 200 ou 3000 000 manifestants portent un brassard noir. Le média center, installé à l’école Diaz, est violemment attaqué et perquisitionné. Un premier témoignage évoquant une proximité opérationnelle entre la police et des petits groupes de Black Bloc, semblant justifier les charges, extrêmement violentes, contre le cortège.
Serge Quadruppani propose un premier compte rendu du week-end. Il y décrit la théâtralité des Tute Bianche et regrette l'absence d'autre objectif que celui d'investir la « zone rouge ». Il défend la stratégie des Black Blocs et juge cependant indiscutable la présence d'infiltrés qu'il a lui-même pu constater, pratique destinée à faciliter la répression. Pour lui « la ligne de démarcation ne passe pas par le recours ou non à la “violence“ mais par l'acceptation ou le refus de l’illégitime légalité de l'état capitaliste ». Il dénonce « le caractère sauvage de la répression » : « couper en deux une manif pacifique de trois cent mille personnes, en grenader le cœur et s'acharner à arroser de lacrymos les manifestants refluant en désordre dans des ruelles est une pratique assez inattendue, qu'on imagine plutôt venir d'une dictature en crise. (…) on avait l'impression qu'ils étaient capables de faire tout. De fait, à part tirer dans la foule, ils ont tous fait (comme par exemple, foncer à trois fourgonnettes de front contre les manifestants) ». « La confiance dans les règles minimales de la convivialité démocratique qui comporte que la police ne te cognera pas si tu ne l’a pas vraiment cherché, cette confiance cela, pour des milliers de personnes, a volé en éclats sous les coups de matraque distribués à l'aveuglette avec une hargne inouïe. Avec elle, on espère que le citoyennisme aura du mal à s'en remettre. » « Cette foule qui, mise en fureur par la mort de Carlo, s’est défaite de l'emprise de ses organisations pour venir crier sa colère, représente l'un des efforts balbutiants de la constitution d'une conscience réellement autonome et internationale, en rupture avec l'ordre mondial mortifère. »
D’autres témoignages, comme celui de Maria Bianchini, confirment qu'une grande partie du Black bloc était partie de Gênes le vendredi soir. Mary Black, qui fait partie d'un de ces groupes informels, défend et explique leur stratégie : « Quelle violence cause le bris d'une vitrine de l'empire Nike ? », tout en émettant des critiques sur ses limites. Leyla Dakhli raconte la nuit d’horreur à l'école Diaz : « Ils pouvaient tout faire, tout détruire, nous détruire un à un. » Emmanuelle Cosse, d’Act Up, témoigne également : « La vision est horrible. Tout est saccagé, dans toutes les salles, à tous les étages. Il y a des traces de sang partout, des mares de sang encore frais, des bouts de chair parfois. On voit dans l'escalier des traces de sang à hauteur d'homme. Nous sommes blêmes. Tous les occupants ont été arrêtés, beaucoup sont gravement blessé. Les locaux et le matériel d’Indymedia sont dans un état hallucinant. » « Il ne faut pas rester à Gênes, il faut partir au plus vite. Dans le centre-ville, les forces de l'ordre contrôlent, arrêtent, empêchent les manifestants de prendre des trains. Ils sont complètement fous. Pour la première fois, je veux quitter ce pays qui a retrouvé ces anciennes méthodes fascistes. » Le collectif Wu Ming raconte « le Magical Mystery Tour des faux Black Bloc à Gênes » : « C'est notre devoir de ne pas accuser ceux qui ont fait de l'action directe à Gênes d'être des flics déguisés. Les pogroms et les théories du complot ne font pas partie de notre culture. » il décrit le comportement de pillards de noir vêtus, escorté par les flics qui les attendaient tandis qu'ils attaquaient des petits magasins, brûlaient des voitures qui n'appartenaient certainement pas à des millionnaires, puis se mêlaient aux manifestants pacifistes, justifiant alors l'assaut des forces de l’ordre. D’autres témoins rendent compte de la violence de la répression. D'autres encore racontent leur garde à vue, notamment au dépôt de Bolzaneto ou à la prison d'Alessandria, rapportant des faits pouvant s’apparenter à de la torture. Le Genoa Legal Forum analyse « la répression que l'appareil d'État a déchaîné pendant le sommet du G8 contre ceux qui s'étaient réunis à Gênes pour participer au mouvement de contestation », caractérisée par des interventions d'une dureté et d'une violence inouïe, sans précédent dans le passé récent de l’histoire de l’Italie. L'utilisation massive du gaz CS est dénoncée, assimilée « à une opération de guerre chimique contre les populations civiles ».
Un chapitre technique mais fort intéressant est consacré à la communication, notamment pendant les trois jours du sommet, complété par de nouveaux témoignages de l'assaut de l'école Diaz, en particulier la transcription d’un direct.
Plusieurs analyses, plus ou moins copieuses, sont proposées :
- « Les grands sommets obéissent à des rituels élaborés, ce sont des manifestations ostentatoires de pouvoir qui confortent le crédit et l'autorité des corps qu'ils représentent. Quand ces corps sont contraints de se réunir derrière des murs, de mener une bataille de rues à chaque conférence, de se retirer dans des endroits isolés, le rituel est brisé et leur légitimité est sapée. Les accords qui était négocié en secret sont placés sous les projecteurs d'un examen public. Le mensonge qui voudrait que la globalisation soit synonyme de démocratie est révélée au grand jour ; et le masque de bienfaisance tombe. » explique Starhawk, avant de préciser qu’ « à Gênes il est clairement apparu qu'ils se battront sans pitié pour défendre la consolidation de leur pouvoir, mais il nous reste beaucoup d'espace pour organiser et monter des initiatives globales. »
- Olivier, d'Action Mondiale des Peuples, explique qu’ « à Gênes, Nous avons assisté au premier meurtre et à la première utilisation clair, au Nord, des fascistes et de leurs méthodes de terreur contre le mouvement. C'est un avertissement et une mesure de la rigidité et de l'opposition du système aux demandes populaires. Leur plan est simple : effrayé autant de gens possible – pour qu’ils restent à la maison ou condamnent la fraction radicale du mouvement – en contribuant à radicaliser et à criminaliser les autres. »
- L'Université Nomade reconnait que « l’expérimentation du G8 à Gênes a été l’invention de nouvelles formes politiques de ce processus de globalisation, une nouvelle espèce de fascisme de basse intensité et à géométrie variable qui coexiste avec la démocratie formelle et la publicité, pour s’appliquer avec une spéciale rigueur dans les moments nécessaires. Le 20 et 21 juillet, le G8 a montré au Premier Monde que pour la globalisation capitaliste on peut tuer, torturer et en plus le justifier publiquement. »
- Luca Casarini exprime le point de vue des Tute Bianche : « dans nos sociétés et sur l'ensemble de la planète, nous assistons en ce moment à la création d'un “état d'exception permanente“, à la restriction permanente des espaces démocratiques et à l'expérimentation de nouveaux systèmes de contrôle. » Il analyse l'espace politique qu’est devenue la « désobéissance sociale » : « Ou nous réussissons à produire une véritable alternative à la logique de l’Empire Bush et Ben Laden en mettant au centre l'humanité et donc s’insérant sur un autre terrain, opposé au leur qui est celui de la guerre, ou bien nous avons perdu ! On ne peut plus seulement se contenter des mobilisations contre les grands rendez-vous fixés par les seigneurs de la guerre et de la terreur, il nous faut désigner une alternative possible qui provoque des changements et non des témoignages. »
- Anton Monti explique que « nous n’assistons pas seulement à un tournant autoritaire, mais aussi a un approfondissement des procédures de contrôles médiatiques de la vie quotidienne. En d'autres termes, nous nous trouvons face à un biopouvoir qui, à n'importe quel moment, peut se transformer en pouvoir de mort. »
- Sven Glückspilz, militant depuis vingt ans au sein de la gauche radicale berlinoise, social-révolutionnaire et autonome, propose son récit des projets et stratégies des « militant/es prêt/es à l’affrontement » : essayer de mettre en place quelque chose de nouveau et renvoyer la violence d'où elle vient. « 500 000 manifestant/es pacifique n’impressionnent aucun politicien ni aucun banquier tant que demeure la certitude qu'ils/ elles resteront pacifiques. C'est seulement le fait qu’ils puissent se radicaliser qui rend le mouvement dangereux et donc plus fort. » Il conclut : « Les combats de rue offensifs d'un mouvement en pleine croissance se sont déjà heurtés auparavant à une limite (en Italie par exemple) : si on la franchit, cela signifie qu'on s'engage sur le chemin de l'affrontement militaire. Dans les conditions actuelles, tout comme en 1977 en Italie (manifs armées du mouvement de l'Autonomie), l'alternative est la suivante : soit l'escalade de la violence policière retombe, soit le mouvement est démantelé. Car c'est l'appareil d'État, et non le mouvement révolutionnaire, qui pose la question du pouvoir en Europe et y répond dans le même temps. L'escalade de la violence policière qui a déjà commencé à Seattle veut nous contraindre à des affrontements toujours plus violents, que nous ne sommes pas capable d'assumer de façon structurelle. »
Ce précieux ouvrage, malheureusement épuisé, contribue à conserver la mémoire des luttes, en rendant fort honnêtement compte des différentes composantes du mouvement. Nous avons abusé des citations plus que d’ordinaire afin que ces témoignages ne disparaissent pas et leur laisserons le dernier mot : « Le capitalisme ne se réforme pas, il se détruit. Et ça se passe ici et maintenant ! »
GÊNES : 19-20-21 JUILLET 2001
Multitudes en marche contre l’Empire
samizdat.net & complices
Serge Quadruppani, Wu Ming
338 pages – 16 euros
Éditions Reflex – Paris – Juin 2002
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