Ce « petit livre accessible revenant sur les principaux thèmes de CALIBAN ET LA SORCIÈRE - Femmes, corps et accumulation primitive, destiné à un public plus large », répond à une demande souvent faite à Silvia Federici. Elle explique comment les chasses aux sorcières devinrent, à la fin du Moyen Âge, le ressort d’un dispositif de répression contre les femmes mis en place par l’État, l’Église et les puissances économiques : le processus d’enclosure et de privatisation des terres étant concomitant du processus d’enclosure auquel le corps féminin lui-même fut soumis, à travers le développement du contrôle de l’État sur la sexualité et la capacité de reproduction des femmes. Elle prolonge ses analyses jusqu'à la mondialisation néolibérale actuelle, ébauchant une cartographie de ses nouvelles formes de violence, retour des chasses au sorcières dans nombre de régions du monde, et leur liens avec les nouvelles formes d’accumulation capitaliste.
« Les chasses aux sorcières ont servi à déposséder les femmes de leurs pratiques médicales, les ont contraintes à se soumettre au contrôle patriarcal de la famille nucléaire et ont détruit un concept de nature holistique qui, jusqu’à la Renaissance, fixait des limites à l’exploitation de leurs corps. » Les historien.nes qui les ont étudié se sont limité.es à des analyses sociologiques, ne reconnaissant pas qu’elles se trouvaient « au croisement d’un ensemble de processus sociaux qui ont ouvert la voie à l’avènement du monde capitaliste moderne ». Comme les esclaves africain.es, les paysan.es exproprié.es d’Afrique et d’Amérique latine, la population autochtone massacrée d’Amérique du Nord, les sorcières européennes « se sont vu retirer leurs terres communales, ont connu la faim provoquée par le passage à une culture commerciale et ont été persécuté.es pour leur résistance considérée comme le signe d’un acte diabolique », contribuant à une « véritable accumulation capitaliste ».
Les enclosures, « phénomène par lequel les propriétaires terrien.nes et les paysan.nes d’Angleterre ont enclos les communaux, les terres cultivés collectivement », ont créé « une profonde polarisation au sein de communautés structurées jusque là par des liens réciproques ». Les procès de sorcières ont commencé en Angleterre au XVIe siècle, culminant au XVIIe, touchant justement des sociétés où les rapports sociaux étaient en train d’être remodelés et qui connaissaient une montée des inégalités jusqu’à atteindre des proportions insupportables lorsque le prix des céréales a augmenté brutalement sous l’effet de l’argent arrivant d’Amérique du Sud. Les femmes âgées étaient le plus touchées par ces évolutions, ne leur laissant plus rien pour vivre. La Réforme et le nouvel esprit de commerce interdisaient l’aumône et la mendicité. Celles qui furent accusées de sorcellerie n’étaient pas seulement victime mais résistaient à leur paupérisation et à leur exclusion sociale. Le cadre institutionnel de plus en plus misogyne, reléguait les femmes dans une position sociale de subordination par rapport aux hommes, punissant toute profession d’indépendance et transgression sexuelle. « En punissant la sorcière, les autorités punissaient dans le même temps l’offensive contre la propriété privée, l’insubordination sociale, la propagation des croyances magiques, qui supposaient la présence de pouvoirs qu’elles ne pouvaient pas contrôler, et la déviance par rapport à la norme sexuelle qui plaçait désormais la sexualité et la procréation sous l’autorité de l’État. » La diabolisation des sorcières, instrument de division des communautés, permit de « rendre des comportements, jusqu’alors tolérés ou considérés comme normaux, odieux ou effrayants au yeux des autres femmes », dissuadant celles-ci de suivre leurs traces. Les enclosures ne concernaient pas seulement la division de la terre par des clôtures, mais aussi le savoir, les corps, le rapport aux autres et à la nature. La continuité posée entre monde animal et monde humain subit une révolution culturelle avec l’avènement du capitalisme, instaurant une différenciation plus marquée, reflétée par la théorie cartésienne qui considérait les animaux comme des machines dénuées de sensibilité.
« Le capitalisme est né des stratégies que l’élite féodale – l’Église et les classes terrienne et marchande – a mises en place en réaction aux luttes du prolétariat rural et urbain qui mettaient son autorité en crise. C’était une “contre-révolution“ qui a étouffé dans le sang les nouvelles revendications de liberté mais qui a aussi mis le monde sens dessus dessous en créant un nouveau système de production qui supposait une autre conception du travail, de la richesse et de la valeur au service de la mise en place de formes d’exploitation plus intenses. » La classe capitaliste du « contrer la menace représentée par les commoners exproprié.es transformé.es en vagabond.es, en mendiant.es et en paysan.es sans terre », et aussi « forger un nouveau type d’individu et une nouvelle discipline sociale pour augmenter la productivité du travail ». Elle a également dégradé, domestiqué la sexualité et le plaisir féminins, qui apparaissaient comme incontrôlables, en les canalisant comme « force économique » afin de protéger la cohésion patriarcale : « la répression du désir féminin était mise au service d’objectifs utilitaires tels que la satisfaction des besoins sexuels des hommes et surtout la procréation d’une main-d’oeuvre abondante », l’ « apaisement », la « compensation pour la misère de l’existence quotidienne » et la « reproduction de la force de travail ». « La chasse aux sorcières a institué un régime de terreur pour toutes les femmes, dont a émergé le nouveau modèle de féminité auquel elles devaient se conformer pour être acceptées socialement dans la société capitaliste en développement : asexuées, obéissantes, dociles, résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère d’activités qui se trouvait totalement dévaluée sous le capitalisme. » Présenter de simples contestations des structures de pouvoir comme une conspiration diabolique, exagérer des « crimes » pour justifier d’atroces châtiments, est une constante de l’histoire, efficace pour terroriser une société, isoler les victimes, décourager la résistance, instiller la peur de s’adonner à des pratiques considérées jusqu’alors comme normales.
Pour illustrer sa démonstration, Silvia Federici étudie l’histoire du mot anglais « gossip » qui désignait une amie intime, avant d’être utilisé de façon péjorative et misogyne pour qualifier des propos futiles et désobligeants, dans le même temps que se renforçaient l’autorité patriarcale et l’exclusion des femmes des guildes et des corporations. Toute la transmission des savoirs traditionnels étaient ainsi dénigrée, dans la continuité de la construction du stéréotype de la femme et de son avilissement.
Dans une seconde partie, elle s’intéresse à l’intensification actuelle de la violence contre les femmes partout dans le monde, enracinée dans la crise provoquée par les programmes d’ajustement structurel et la libéralisation du commerce, dans des sociétés qui connaissent un processus d’ « accumulation primitive » et une destruction des liens communautaires. La résurgence des chasses aux sorcières, c’est-à-dire des expéditions punitives conduisant au meurtre des accusées et à la confiscation de leur propriété, en Afrique et en Inde, est consécutive du délitement de la solidarité paysanne, dû à des décennies de paupérisation et aux ravages du SIDA, mais aussi à l’influence croissante des Églises évangélistes néocalvinistes qui ont réintroduit la peur du diable dans la religion. De plus, « la tolérance institutionnelle de la violence domestique crée une culture de l’impunité qui contribue à normaliser la violence publique infligée aux femmes. » Loin d’être un héritage du passé puisque nombre de communautés ne connaissaient pas la sorcellerie avant l’époque coloniale, elles sont plutôt une réaction à la crise sociale produite par la restructuration néolibérale des économies d’Afrique. Les accusations de sorcellerie sont aussi un « moyen d’enclosure », un moyen de briser la résistance de celles et ceux qui doivent être exproprié.es quand les gouvernements africains et les institutions internationales poussent à la privatisation et à l’aliénation des terres collectives. Silvia Federici suggère de suivre l’exemple des Indiennes qui ont mené, dans les années 1990, une campagne d’éducation et de manifestations pour exiger l’arrestation des tueurs, et celui des organisations qui se sont engagées « dans la construction de communs pleinement égalitaires », comme Via Campesina, le Mouvement des travailleurs sans terre au Brésil ou les zapatistes.
Cette brève histoire de « la persécution de masse des femmes » accusées de sorcellerie, depuis la fin du Moyen Âge en Europe jusqu’à nos jours dans beaucoup de régions du monde, reprend l’essentiel des analyses de Silvia Federici, les résume en les prolongeant jusqu’à l’époque contemporaine. Cette actuelle « mondialisation » des chasses aux sorcières apparaît comme une conséquence directe de la mondialisation néolibérale et des programmes d’ajustement structurel imposés aux pays du Sud. L’ampleur structurelle de ces accusations alimentera bien des réflexions et des débats critiques, d’autant qu’elle dégage également des angles d’attaque déjà expérimentés.
UNE GUERRE MONDIALE CONTRE LES FEMMES
Silvia Federici
Traduit de l'anglais par Étienne Dobenesque
178 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Février 2021
lafabrique.fr/une-guerre-mondiale-contre-les-femmes
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