Un matin pluvieux, devant son lycée auvergnat, la professeure adresse un doigt d’honneur à l’automobiliste qui la klaxonne alors qu’elle traverse en dehors du passage piéton pour ne pas salir ses chaussures. Elle récidive, quand celui-ci, sorti de son véhicule, la défie de recommencer, et reçoit une gifle en retour. Est-elle responsable d’une violence qu’elle aurait suscitée ? Coupable même ? Un peu moins victime ? Ne jamais montrer sa peur : « Le geste est né, une évidence réflexe. » Elle a parié sur « la lâcheté de l’homme » mais a perdu. Pour comprendre, la romancière analyse, avec une froideur clinique mais aussi beaucoup d’auto-dérision, d’autres agressions que son corps a subi, au collège quelques années plus tôt, et toutes celles, familiales, qui ont jalonné son enfance et son adolescence.
Elle raconte comment elle s’est longtemps sentie redevable à la République et à l’Éducation nationale au point d’en devenir une forme d’incarnation exemplaire, serviable au point d’en être servile, perfectionniste au point de vouloir être parfaite, infaillible au point d’oublier que chacun a ses failles quoiqu’il entreprenne : « Son existence est la démonstration d’un système vertueux et elle devient la vertu. » « Sa vie est un fait d’armes, sa survie aussi. Elle a gagné des concours d’éloquence, s’est extraite de son milieu social populaire et immigré, c’est une gagnante. » Professeure de français langue étrangère dans un collège d’éducation prioritaire, puis de littérature et de philosophie au lycée, elle se lève chaque matin, animée par sa seule mission , avec dévouement si ce n’est dévotion, abnégation : « Persuadée de devoir compenser, héroïne survivante d’une enfance douloureuse en banlieue nord clermontoise jusqu’à l’agrégation de lettres, elle pense devoir quelque chose à quelqu’un. Le matin, aux portes du collège, elle porte une cape et une auréole, croit à son bon droit, celui de la perfection. Elle est capable de tout faire et personne ne la contredit. » De soudains déchainements de violence la ramènent pourtant toujours brutalement à la réalité.
Avec cette nouvelle autofiction, Dalie Farah poursuit et approfondit, avec un regard impitoyable mais sans se départir jamais de son sens de l’humour, son analyse des rapports qu’elle entretient bien malgré elle avec la violence. Après en avoir établi la généalogie dans IMPASSE VERLAINE, dont il ne faut pas s’attendre à retrouver ici toute l’émotion car le registre n'est délibérément pas le même, elle oriente ici son étude vers la recherche des séquelles, avec une méthodologie beaucoup plus distante, à coup de scalpel. Elle comprend qu’elle a toujours refusé de montrer sa peur, préférant faire face, au risque de subir. Elle raconte comment l’administration jamais ne la soutient, au nom d’une « nécessaire impartialité partiale » ou pour lui faire payer ses accès d’insubordination, car « l’Institution allergique au désordre choisit toujours son propre intérêt. » Docile, mais rebelle dès qu’un sentiment d’injustice la titille, elle agace. « Elle n’arrête pas les coups de pute, en fait. Sous l’uniforme de l’Éducation nationale Madame reçoit des coups, Madame porte plainte, monte des dossiers médicaux et demande protection. Il ne faudrait pas que ça devienne une mode de mettre à nu un système et sa violence avec. Trois fois en dix ans, Madame abuse, Madame fausse les statistiques, pour qui elle se prend ? On la tolère et elle est déloyale. L’école de la République la sauve et l’ingrate fille des colonies fait des histoires. » Ainsi, se met-elle inconsciemment en situation de subir, comme par réflexe d’autodéfense. Instinctivement, elle « n’accepte pas les compromis qui la garderaient en sécurité » : « Elle est toujours en état chimique de se faire casser la gueule. » « Sa désobéissance est un choix par défaut, une défense de faible ; décider de désobéir, c’est dominer les maîtres qu’elle n’a pas choisis, qui ne méritent pas d’être choisis. De là vient la violence. La leur, la sienne. Un faux maître qui exige une soumission indue s’attire un second doigt d’honneur. C’est l’affrontement. »
Périlleux exercice pour nous que de prétendre rendre compte d’une entreprise aussi complexe, d’autant que cette espèce de contribution à une sociologie de la violence, mêlée à une sorte d’auto-analyse, revêt une forme résolument littéraire pour mieux déjouer toute tentative d’étiquetage, déjouer les esquives et les mensonges. Pour Dalie Farah, la littérature est décidément un sport de combat !
LE DOIGT
Dalie Farah
216 pages – 19 euros
Éditions Grasset – Paris – Février 2021
226 pages – 7,90 euros
Éditions Le Livre de poche – Paris – Mars 2023
De la même auteure :
IMPASSE VERLAINE
RETROUVER FIONA
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