Féministe anarchiste anticapitaliste, anticléricale et antimilitariste, Emma Goldman a beaucoup écrit, notamment pour la revue Mother Earth qu’elle a fondée et dirigée. Cette copieuse anthologie d’articles, certains inédits en français, traite de la dictature bolchévique qu’elle dénonce après avoir passé dix-huit mois en Russie, du pédagogue espagnol assassiné Francisco Ferrer, du syndicalisme, de l’athéisme, des suffragettes, du système carcéral, du pacifisme. Un sérieux tour d’horizon des principales thématiques qu’elle a défendues tout au long de sa vie.
Calomniée, persécutée, elle s’emploie à présenter et défendre ses idées. Dans une société fondée sur la coopération volontaire, les conditions de travail ne sont plus dégradantes mais déterminées par le bien-être, les qualités et dispositions naturelles, le niveau de consommation établi par les besoins physiques et psychologiques. « Il ne peut y avoir de liberté, dans le sens large du terme, ni de développement harmonieux, aussi longtemps que des considérations d'ordre commercial ou mercantile jouent un rôle important dans la conduite des individus. » Le gouvernement et l'État ne servent qu'à protéger la propriété : « Je crois – ou plutôt, je sais – que tout ce qui est bon et beau dans l’être humain se manifeste en dépit du gouvernement et non grâce à lui. » Le militarisme et l’ « obéissance aveugle » ne sont pas conciliable avec « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ». « La religion est une superstition qui a pris naissance dans l'incapacité de l’homme à élucider les phénomènes naturels. » Elle dénonce le mariage comme « arrangement financier, procurant à la femme une police d’assurance-vie, et à l'homme une mère pour ses enfants ou un joli jouet », tandis que « l'amour est cette composante souveraine des relations humaines qui, depuis des temps immémoriaux, a défié toutes les lois promulguées par les hommes et transgressé toutes les conventions rigides établies par l'Église et la morale ». Alors que toutes les institutions reposent sur la violence, « l'anarchisme est la seule philosophie qui prône la paix, la seule théorie des relations sociales qui place les valeurs de la vie humaine au-dessus de tout ».
« En tant qu'innovateur le plus révolutionnaire et le plus intransigeant, l'anarchisme se bute à la fois à l'ignorance et à la virulence du monde qu'il veut reconstruire. » Pourtant l'anarchisme initie l'homme à « la conscience de soi » et, soutenant que les promesses de Dieu, de l'État de la société sont conditionnelles à l'assujettissement de l’homme, il lutte contre ses influences pernicieuses qui empêchent la fusion harmonieuse entre l’individu et la société. « Les lois sociales pourraient garantir l'abondance pour tous, et même pour les paresseux, si seulement la société était délestée des pertes et des coûts que représente une classe de paresseux et de tout l'attirail que nécessite sa protection. » Emma Goldman démontre les échecs du parlementarisme, puisque « l'arène politique n'offre d'alternative qu’entre l'âne et l’escroc. » L’anarchisme, reposant sur l’action directe, la contestation ouverte, la résistance aux lois et aux contraintes économiques, est illégal. Pourtant même le suffrage universel existe grâce à l’action directe.
Elle se livre au périlleux exercice de l’analyse de la violence politique, sans toutefois en faire l’éloge, en montrant comment l’injustice intolérable est la cause première de toutes les révoltes. Si des personnes plus ou moins influencées par les idées anarchistes, comme Czolgoszn, Averbuch, Vaillant, Sante Caserio, Alexander Berkman, Angiollo, Bresci, ont bel et bien commis des assassinats ou tout du moins des tentatives, elle explique comment, plus que les théories anarchistes, c’est la « violence générale engendrée par le capital et le gouvernement » qui les a motivés.
Elle estime les dépenses quotidiennes pour maintenir les établissements pénitentiaires aux États-Unis, « pour garder des hordes d'êtres humains encagés comme des bêtes sauvages », presque équivalentes à la production de blé et de charbon, et pourtant le nombre de crimes ne cesse d’augmenter. La plupart des actes criminels constituent des violations du droit de propriété, directement ou indirectement imputables « aux inégalités économiques et sociales et à notre système éhonté d'exploitation et de vol ». « Ceux qui ont encore un peu d'estime d'eux-mêmes préfèrent la révolte ouverte et le crime à la condition dégradante de la pauvreté. » Elle montre comment toutes les méthodes de lutte contre le crime, la vengeance, la punition, la dissuasion et la terreur, la réforme, ont totalement échoué.
Elle propose « une nouvelle Déclaration d’indépendance » stipulant que « chaque individu, sans exception, a et doit avoir le droit de s'appartenir et de jouir pleinement du fruit de son travail ; que l'homme est absous de toute allégeance au roi du capital et de l’autorité ».
Elle dénonce également le droit que s’arroge depuis la Première Guerre mondiale les gouvernements de « décider qui peut ou ne peut pas vivre à l'intérieur de ses frontières », condamnant des milliers de personnes à l’exil, voire à vivre sans nationalité. Elle raconte, comment, après avoir été élu président pour sa « neutralité », Woodrow Wilson s'est rallié à l’idée de participer à la guerre en Europe, lançant une traque systématique de toute dissidence, imposant un « régime officiel de terreur ».
Un autre article est consacré au patriotisme, « tout juste bon pour les peuples », tandis que les riches et les puissants sont volontiers cosmopolites. « L'effroyable gâchis provoqué par le patriotisme devrait suffire à guérir même l'homme d'intelligence moyenne de cette maladie. » Comme à chaque fois, elle appuie sa démonstration sur des données précises (l’augmentation vertigineuse des budgets militaires), l’histoire récente des États-Unis, se référant aussi bien à des événements particuliers qu’à des évolutions plus générales. Et elle ne manque jamais d’illustrer son propos par des faits qui la concernent directement.
Plus que de simple tracts, elle rédige de vrais petits essais. Ainsi revient-elle sur l’origine des pédagogies nouvelles (Louise Michel, Paul Robin Sébastien Faure), avant d’évoquer Francisco Ferrer, ses Écoles modernes et son assassinat par le gouvernement espagnol, le 13 octobre 1909, à la requête de l'église catholique.
Dans « Mes deux années en Russie », elle raconte, en 1924, sa lente désillusion et l’effondrement de son « bel idéal ». Kronstadt fut le coup de grâce qui lui fit réaliser que « la Révolution russe avait avorté ». Elle en tire un terrible bilan : l’État bolchévique a confisqué la quasi prise de contrôle de l’économie par les comités ouvriers organisés dans les usines réquisitionnées, ainsi que les terres dont les paysans s‘étaient rendus propriétaires. « Le véritable communisme n'a jamais été implanté en Russie. » « Indépendamment des doctrines et des partis politiques, aucune révolution ne peut réellement et durablement réussir à moins de s'opposer catégoriquement à toute centralisation et à toute tyrannie de tous les principes économiques, sociaux et culturels. Seul le renversement complet de tous les principes autoritaires servira la révolution, et non le transfert des pouvoirs d'un parti politique à l'autre, ni la dissimulation de l'autocratie sous des slogans prolétariens, ni la dictature d'une nouvelle classe sur l’ancienne, ni un simple changement de l'ordre politique. »
Elle porte ensuite une sévère critique contre le syndicalisme aux États-Unis et déclare que « la philosophie révolutionnaire du monde ouvrier » est le véritable sens du syndicalisme. Elle revient sur l'origine du mouvement révolutionnaire, sa division en deux factions : l'une visant le pouvoir politique, derrière Marx et Engels, devenant une énorme machine lancée à la conquête du pouvoir politique dans l'État capitaliste en place, l'autre derrière Bakounine, visant « la reconstruction de la société sur le regroupement volontaire et fédéré des travailleurs dans un cadre de liberté économique et sociale ». Elle raconte sa découverte du syndicalisme à l'œuvre alors qu'elle était déléguée au congrès anarchiste de Paris en 1900, puis à l'occasion de celui d'Amsterdam en 1907, revenant à Paris pour rencontrer les responsables de la CGT.
Des articles, tout aussi documentés et critiques, sont également consacrés à l’athéisme, au puritanisme, la traite des femmes qu’elle étend, au-delà de la prostitution, au mariage. Elle s'époumone contre le « fétiche » que représente à ses yeux le suffrage égal revendiqué par les femmes. Les pages qu’elle consacre aux questions féministes lui inspirent quelques envolées lyriques et des diatribes qui doivent éveiller des prises de consciences (et aussi le courroux des réactionnaires).
Emma Goldman polémique souvent avec une ironie mordante et un constant souci pédagogique de s’adresser au plus grand nombre. Chacun de ses articles prend le temps de remonter aux causes des maux évoqués, d’en faire une rigoureuse critique et d’envisager une voie émancipatrice. Ils ne sont pas seulement des témoignages historiques intéressants mais aussi des contributions parfaitement utiles à nos réflexions actuelles.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
De la même auteure :
VIVRE MA VIE - Une anarchiste au temps des révolutions
LA LIBERTÉ OU RIEN
Contre l’État, le capitalisme et le patriarcat
Emma Goldman
146 pages – 10 euros
Édition Lux – Collection « Instinct de liberté » – Montréal – Octobre 2021
luxediteur.com/catalogue/la-liberte-ou-rien/
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