5 décembre 2021

1953, UN 14 JUILLET SANGLANT

Lors du traditionnel défilé syndical du 14 juillet 1953, à Paris, la police provoque des affrontements et tire, tuant six ouvriers Nord-Africains, qui réclamaient l’indépendance de l’Algérie, et un syndicaliste métallurgiste, membre du service d’ordre de la CGT. S’appuyant sur des témoignages directs et les archives de la presse, Maurice Rajsfus a enquêté sur ce crime d’État et révèle les mécanismes d’un racisme systémique. Comme il l’indique en avertissement : « Ce n'était que la représentation des méfaits ordinaires du colonialisme, importés cette fois en métropole. »
Il rappelle d’ailleurs quelques opérations répressives qui ont notamment, les années précédentes, causé la mort de militants algériens à Charleville, au Havre, à Montbéliard, place de Stalingrad à Paris, en 1952 : Aucune protestation contre l'oppression n'est tolérée. L’auteur revient également sur la répression en Algérie, depuis celle qui frappa la manifestation du 8 mai 1945 à Sétif, faisant entre 8000 (selon les militaires) et 45 000 morts (selon le PPA). De la révolte des Kabyles, en 1871, à la guerre d’indépendance (1954-1962), le sang n’a cessé de couler. « Sujet réduit au statut de l’indigénat, puis pseudo-citoyen de la République, l'Algérien reste un sous-homme qui n'a que le droit de travailler sans broncher. » Les socialistes de la SFIO considèrent la colonisation comme « un devoir et même un droit des peuples civilisés vis-à-vis des peuples encore inorganisés et arriérés ». Dès les années 1920, les communistes s'opposent au mouvement nationaliste et défendent le modèle soviétique qui a réuni les République musulmanes du Caucase sous son aile protectrice.
Depuis 1936, le 14 juillet est prétexte à une grande manifestation populaire, organisée par le PCF et la CGT, pour rappeler les fondements de la République dont ils se revendiquent les héritiers. Les nombreux témoins sont formels : alors que les travailleurs immigrés, dans certains ont scandé des revendications d’indépendance, se dispersent, les policiers lancent sur eux une violente et soudaine charge, matraquent et tirent à bout portant. La tradition de protection des militants les plus menacés, pour les isoler des forces de l’ordre, n'a ce jour-là pas été appliquée.
Le communiqué du ministère de l’Intérieur utilise l’argument éculé de la légitime défense et celui du PCF affiche une solidarité de pure forme. Maurice Rajsfus procède à une consciencieuse revue des presses quotidienne, hebdomadaire, syndicale et algérienne. Combat, comme L’Humanité et Libération (homonyme de celui que nous connaissons) ne cachent pas les responsabilités de la police, dans le déclenchement des incidents, alors que Le Monde, Le Figaro et L’Aurore présentent les forces de l’ordre comme des victimes. L’Observateur publie « une excellente analyse de cette tuerie très représentative des soubresauts du colonialisme aux abois », avec de nombreuses précisions qu’on ne retrouve pas ailleurs. L’auteur rapporte ensuite un certain nombre de prises de position, puis de témoignages qu’il a collecté 50 ans plus tard, pour la première parution de cet ouvrage. Il consacre enfin un chapitre à l’interminable procédure judiciaire intentée par la famille de Maurice Lurot, le syndicaliste français mort ce jour-là, démontrant que « l’appareil répressif ne desserre jamais les mâchoires lorsqu’il tient une proie ».
Mais Maurice Rajsfus ne se contente pas d’un minutieux récit de cette tragique journée, ni d’une radiographie des mentalités de l’époque. En conclusion, il propose une analyse plus générale du maintien de l’ordre : « La longue histoire de la répression policière est émaillée d'épisodes meurtriers. Certes, la poudre ne parle pas toujours, mais la malfaisance est constamment à l'ordre du jour. Les minorités fragiles sont les premières menacées. » Il met surtout en évidence une systématique impunité : « On ne juge pas les serviteurs de l'ordre ! Même s'ils ont largement outrepassé les consignes, que leur comportement est visiblement raciste, brutal ou même sexiste. » « Quelle que soit la nature de son délit, le policier n’est jamais un criminel. Il peut violer la loi si ses chefs lui expliquent qu'il la défend. Il peut commettre des actes iniques, pervers, et même provoquer le désordre au nom de l’ordre. » « C'est au nom de la loi qu’ils tuent – comme à la guerre. » « L'institution policière n'a jamais été mise en cause, aussi bien pour la « petite » tuerie du 14 juillet 1953 que pour l'assassinat de masse du 17 octobre 1961 où, bien sûr, pour sa participation au génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. » C’est en cela que cet ouvrage, comme tous ceux de Maurice Rajsfus, est important : en évoquant les événements du passé, il nous renseigne aussi sur notre présent.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

1953, UN 14 JUILLET SANGLANT
Maurice Rajsfus
Préface de Ludivine Bantigny
Postface de Jean-Luc Einaudi
256 pages – 18,90 euros.
Éditions du Détour – Paris – Octobre 2021
editionsdudetour.com/index.php/les-livres/1953-un-14-juillet-sanglant/
Publié initialement en 2003, par Agnès Viénot éditions.

 

 

Du même auteur : 

DRANCY

LA RAFLE DU VÉL’D’HIV

LA POLICE DE VICHY

LA RAFLE DU VEL D’HIV (adaptation théâtrale)

 

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