24 mars 2022

DRANCY

L’historien Maurice Rajsfus décrit par le menu le fonctionnent et l’organisation du camp de Drancy, dans la banlieue nord de Paris, où furent emprisonnés 67 000 Juifs, d’août 1941 à août 1944. Il met en lumière le rôle central de l’administration, de la police et de la gendarmerie françaises, à l’aide d’une documentation particulièrement abondante ainsi que de nombreux témoignages, et démontre que loin d’être un simple camp de transit, comme il a longtemps été présenté, il fût véritablement un camp de concentration.
Il rappelle préalablement que « le réflexe xénophobe n'est pas spécialement alerté par le développement des idéologie autoritaires ». La France a connu des pogromes contre les travailleurs italiens à la fin du XIXe siècle. En 1938, Édouard Daladier a promulgué des décrets-lois contre les étrangers avec le soutien d'une assemblée élue sous le Front populaire et, en septembre 1939, des milliers d'Allemands sont arrêtés et internés dans plus de cent camps d'internement, surtout des antifascistes et des Juifs, avant d'être livrés à la Gestapo par le pouvoir pétainiste. « Alors que la France républicaine était censée combattre le régime hitlérien, il faut constater qu'elle ne faisait la guerre qu'à l’Allemagne, ennemi héréditaire. » Dès la fin de l'été 1940, les camps des Pyrénées ouverts en janvier 1939 pour y interner les républicains espagnols et les « internationaux », deviennent des camps pour Juifs, car « la France de Vichy s'est montrée l’égale de l'Allemagne nazie quant à sa politique de répression antijuive », volonté d'extermination mise à part.

La cité de la Muette, à Drancy, fut d'abord un camp d'internement pour militants communistes, après la mise hors-la-loi du Parti communiste en octobre 1939, puis de l'été à l'automne 1940, pour les prisonniers de guerre français. À partir de la rafle du 20 août 1941, Elle jouera le rôle d’Abwanderrunglager, envisagé par la Gestapo. « Les policiers, gendarmes et fonctionnaires français constitueront un encadrement répressif productif, à la grande satisfaction de la Gestapo. » En raison de l’absence de préparation pour assurer des conditions d'hébergement et de nourriture suffisantes, des milliers d’internés meurent littéralement de faim pendant les premières semaines. Maurice Rajsfus dénonce une volonté délibérée des autorités françaises de les réduire « à l'état de loques humaines ». Il étaye son accusation à l'aide de nombreux témoignages et de rapports médicaux. Il insiste également sur les relations entre Juifs français les Juifs immigrés, les premiers se considérant comme « Français de souche », persécutés par erreur, indignés d'être confondus avec leurs compagnons étrangers. Cette profonde division empêcha la constitution d'un organe de représentation et d'organisation pour créer un minimum de viabilité dans le camp. Au contraire, c'est la gendarmerie qui mettra en place « des centres de pouvoir à destination répressive » en désignant des chefs de chambre, d’escalier, de bloc.
Le rôle des forces de l'ordre françaises, « au service de la politique raciale développée par le pouvoir de Vichy » en général, dès l’été 1940, et plus spécifiquement à Drancy, est minutieusement présenté. Impossible de tout rapporter ici, tant l'exposé est dense et extrêmement détaillé. Retenons toutefois que l'auteur précise que « sans cette participation des gendarmes au gardiennage des camps d’internement, les nazis auraient été incapables de faire face aux tâches d’encadrement de cette masse enfermée. » De nombreux témoignages font état d’une grande brutalité, de trafics et de rançonnements, de leur importante implication dans la préparation des convois de déportation. Si jusqu’en juin 1943, les Juifs français n'étaient en principe par « déportables », certains gendarmes passaient outre cette loi non écrite. La police française quant à elle, tout en obéissant aux ordres des nazis, conserva une importante autonomie, tant elle se montrait docile et servile, notamment dans la préparation des convois de déportation. La Police aux questions juives (PQJ), chargée de la fouille avant chaque départ, dévalisait purement et simplement les déportés.
Très rapidement une « pyramide bureaucratique » est mise en place pour créer une discrimination sociale qui permettrait d'entraver la solidarité par la lutte pour la survie, en multipliant les catégories d’internés, plus ou moins privilégiés ou protégés. Une trentaine de services, avec du « personnel » juif, sont créés, administratifs, d’intendance et même de police.
Il s'agissait aussi de favoriser une meilleure acceptation des ordres en assurant leur transmission par les internés eux-mêmes. Maurice Rajsfus décrit notamment le syndrome du Pont de la rivière Kwaï qui a frappé le lieutenant-colonel Blum, au point de façonner le camp selon le désir de ses maîtres  en faisant régner l'ordre nazi. Il organise le bureau des Missions qui envoyait quotidiennement des internés sans surveillance à Paris, pour ramener des Juifs au camp. Des membres de leur famille détenus en otage garantissaient le retour.
Le rôle de l'Union générale des Israélites de France (UGIF) est également longuement mis en lumière : service de colis pour les internés, approvisionnement en matériaux et matériels, ravitaillement des trains de déportation a raison de 12,5 tonnes de vivres par convoi, en vérité destinées à alimenter le front de l’Est.
Des témoignages d'évasion sont également rapportés, en particulier « l'affaire du tunnel », démontrant que les déportés ne se laissaient pas conduire comme des moutons à l’abattoir.
L'auteur essaye de comprendre ce que l'on savait réellement de la finalité de la déportation, de mesurer l’incrédulité de beaucoup, le poids des rumeurs et des informations fiables, l'impact du langage codé et de la mise en scène des nazis. « L’ aspect industriel du grand massacre était ignoré mais nul n'aurait pu affirmer que le départ vers l’est était envisagé sans crainte. »
« À la Libération, nul n'évoquait l’ex-camp de Drancy, et le silence recouvre la honte d'avoir accepte en silence. » Enfin, il effectue une visite à la cité de la Muette quarante ans après, pour saisir comment a survécu la mémoire du camp : « La mémoire fait défaut, non la commémoration. »

Au-delà de l’enquête historique de Maurice Rajsfus, toujours aussi irréfutable, sa préface, une fois de plus, s’avère tout aussi importante, insistant longuement pour relier passé et présent, police d’alors et police d’aujourd’hui. Réédition nécessaire pour, comme il l’espérait dans son avertissement, « servir de contre-feux à la folie des imbéciles qui ont oublié la Seconde Guerre mondiale et son cortège d’horreur ».


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


DRANCY
Un camp de concentration très ordinaire
Maurice Rajsfus
496 pages – 26 euros
Éditions du Détour – Bordeaux – Mars 2022
editionsdudetour.com/index.php/les-livres/drancy/
Première édition : 1991.

 

Du même auteur :

LA RAFLE DU VÉL’D’HIV

LA POLICE DE VICHY

1953, UN 14 JUILLET SANGLANT

 

 

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