22 mai 2023

NÛDEM DURAK

La chanteuse kurde Nûdem Durak est emprisonnée depuis 2015 en Turquie, condamnée à dix-neuf ans de prison pour avoir défendu l’art et la culture de son peuple. Joseph Andras, fidèle à son travail d’enquête littéraire, a correspondu avec elle et s’est rendu plusieurs fois au Kurdistan.

Il raconte comment il a été expulsé par la police politique du parti au pouvoir en Irak, en mai 2021, quelques jours après le lancement des opérations turques sur le sol kurde irakien, avec la complicité de plusieurs centaines de combattants islamistes de l’armée rebelle syrienne, contre les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, réfugié sur ce territoire depuis les années 1990. Quelques mois plus tard, il se rend à Istanbul, puis à Diyarbekir, capitale, historique, culturelle, politique et « illégale » du Kurdistan. À travers les discussions avec les personnes qu’il rencontre, il revient à la fois sur l’histoire récente des différentes régions du Kurdistan, mais présente aussi ce mouvement politique, dont le leader charismatique, Abdullah Ocalan, est emprisonné depuis 1999, ses convictions et son projet révolutionnaire. Sur les traces de Nûdem Durak, il s’entretient avec beaucoup de personnes qui l’ont côtoyée, ses parents et quelqu’uns de ses onze frères et soeurs. Il découvre des ruines et des arbres calcinés à la place du village où elle a grandi, détruit en même temps que 4 000 autres par la Turquie, entre 1993 et 1996, dans le cadre d’une « guerre de basse intensité ».
Entre chaque chapitre de ce récit, sont intercalées des pages d’un texte autobiographique de Nûdem Durak. Elle raconte l’école, « comme une usine, prête à te réduire en miettes, à faire de toi un produit standardisé », qu’elle fuit tôt et où elle n’a été scolarisée que deux ans, le centre culturel Mem û Zîn dans lequel elle s’investit bénévolement. Elle se confronte également aux prescriptions religieuses : être mariée dès la puberté (comme le fut sa mère), ne plus pouvoir chanter lorsqu’on est une femme,… s’obstinant à vouloir défendre coûte que coûte sa culture. À treize ans, elle monte sur scène pour la première fois, puis participe à un groupe qui va jouer dans les quartiers, à la rencontre de la population. Pour pouvoir continuer, elle cache à ses parents que, plusieurs fois par semaine, elle se retrouve en garde à vue.

Joseph Andras narre et s’autorise quelques commentaires. Il disserte longuement sur la violence du PKK, qualifiée par la Turquie et ses alliés au sein de l’OTAN, de terroriste. « Séparer morale et politique, c'est être sûr de n’entendre rien aux deux : robuste idée d'un certain Rousseau. Chaque mise à mort est un échec ; en tuant, on tue toujours un peu le projet même d'humanité. Le sang versé d'un seul révèle notre faillite à tous. Mais si le cœur se serre, la raison met  au clair : l'ordre des forts fait que les persécutés, un jour, s'emploient à tuer ce qui ont tant tué. Condamner le sens sans condamner l'ordre, c'est regarder le monde par l'œil du roi. La violence soudaine résulte de la violence semée ; la première, marginale, fait pourtant l'objet d'autrement plus d’attention. On réduit “la violence“au récit de l’éruption : on élude à dessein le long travail de sape, de corrosion et de désintégration de la violence étatique. » Point par point, il répond aux discours de propagande d’Erdoĝan et prend le temps de dépasser les représentations binaires de ce conflit du Moyen-Orient en le présentant dans toute sa complexité : « Quand la lutte accapare les corps, simplifier est une nécessité. La survie impose l’épure. Sous le feu, on peine à compter jusqu'à trois : le sang autorise la coupe franche.
Quand la lutte accapare l’esprit, simplifier est une démission. La pensée impose l’inconfort. L'idée de justice convoque la totalité ou elle n'est pas la justice. On gagne à s'approcher du segment, on perd à négliger la vue d’ensemble. Fractionner, c'est affaiblir à terme. » Ainsi, il rapporte qu’un de ses contacts, « Veroz,  [lui] écrit : “J’ai lu que vous résumiez ce qui se passe en Iran à la question du voile. On vous parle de totalitarisme et vous parlez d'un vêtement. Dire que je croyais que vous étiez des esprits éclairés, les Européens !“ ».

Pour la première fois, Joseph Andras consacre un ouvrage à une personne vivante, avec qui il échange plus ou moins directement : « Je n'ai jamais écrit que pour bricoler des tombeaux ou redonner vie aux morts qui en ont déjà un. Je ne suis aller aux mots que pour creuser la terre avec mes mains et en sortir les silences malheureux. » Ce portrait lui permet de donner la parole à son sujet, bien que le nom de celle-ci n’apparaisse pas comme co-auteur (pour des raisons juridiques et pour éviter d’éventuelles conséquences judiciaires). Il a d’ailleurs remisé, le temps d’un livre, son style fameux, précieux et précis, pour laisser place à cette parole. Il s’inscrit pleinement dans la campagne de solidarité internationaliste Free Nûdem Durak qui, en brisant le silence, a d’ores et déjà au moins amélioré ses conditions de détention : « Son cachot n’est plus cette nuit aphone, cette étanchéité noire. » Par sa démarche, il cherche à rendre justice à des personnalités en les réintégrant dans la mémoire collective et à nourrir nos luttes. « Ce portrait est plus qu’une ébauche et moins qu’un marbre ; mes gestes ont été de minutie et de rage. J’ai cherché le feu d’un humain charriant le feu des réfractaires. Je crois l’avoir frôlé, j’entends qu’on s’y avive : voilà tout. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


NÛDEM DURAK
Sur la terre du Kurdistan
Joseph Andras
256 pages – 22 euros
Éditions Ici-bas – Collection « Les réveilleurs de la nuit » – Toulouse – Mai 2023
editionsicibas.fr/livres/nudem-durak-sur-la-terre-du-kurdistan


Du même auteur :

AINSI NOUS LEUR FAISONS LA GUERRE

AU LOIN LE CIEL DU SUD

DE NOS FRÈRES BLESSÉS

KANAKY - Sur les traces d’Alphonse Dianou

POUR VOUS COMBATTRE



Voir aussi :

« SERHILDAN » : LE SOULÈVEMENT AU KURDISTAN

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire