14 avril 2021

AINSI NOUS LEUR FAISONS LA GUERRE

La vivisection publique d’un chien à Londres au tout début du XXème siècle, l’enlèvement d’un bébé singe rendu aveugle dans un laboratoire de recherche californien en 1985, l’escapade d’une vache et de son veau, échappés d’une bétaillère, sur la rocade de Charleville-Mézières en 2014. Avec ces trois récits, Joseph Andras interroge l’ambiguïté de nos relations avec le vivant, sous l’égide du progrès.

En 1903, sous la coupole de l’University College London, un professeur pratique une expérience sur un bâtard croisé terrier de six kilos, éventré, cou incisé, exposant à la vue des étudiants nerfs et glandes, pour prouver au monde entier que la pression salivaire est indépendante de la pression artérielle. L’avocat qui a ébruité l’affaire, sera condamné après un procès très médiatisé. Une statue du chien, de plus de deux mètres de haut, érigée dans le district de Battersea, « au nom des intérêts de l’humanité et du monde animal », contre les dérives de la science, sera visée par des manifestations d’étudiants soucieux de défendre l’honneur de leur université. Les suffragettes seront accusées d’être de mèche avec le chien, « et ce n'est pas tout à fait faux car les femmes qui se battent pour voter ne comprennent souvent pas pourquoi déclarer les guerres, fabriquer les lois et violer les femmes, cela ne suffit pas à contenter les hommes, pourquoi il leur faut de surcroît démembrer les animaux qu'ils croisent ; ce que nombre d'entre elles comprennent, par contre, c'est que la force mâle qui meurtrit le corps des femmes et celui des bêtes est la même, que cette force dit de la femme qu’elle est une chienne et des bêtes qu'elles sont autant de biens, que cette force décrète ce qui mérite ou non de vivre et surtout à quelle place, que cette force conquiert la viande par son fusil ou par son sexe droit. » L’émeute gagne et « Londres se dresse contre le chien qui a défié l’ordre du monde en tas ». « Ce qui se joue ici n'est rien d'autre que la lutte entre l'émancipation des femmes et la domination des hommes. Et elle dira : le progrès social, la cause des femmes, le refus de manger la chair morte et celui d'armer les nations au front, tout cela marche d’un même pas. »

À l’université de Riverside, Californie, on étudie le développement comportemental et neuronal des animaux élevés avec un dispositif de substitution sensorielle. On aveugle à leur naissance des macaques à face rouge, les équipe d’un sonar électronique pour étudier les zones visuelles, auditives et motrices de leur cortex. Mais le Front de libération des animaux décide de les exfiltrer. Au-delà de la restitution fidèle des faits, l’auteur cherche à nouveau à saisir les racines de cette violence qui se doit d’être justifiée : « Faire le mal pour soigner le mal. » Loin d’être « vite oubliée, classée désaxée, jobarde, échappée des Petites Maisons », cette idée fut adoptée comme valeur morale. Il raconte comment « les humains à la peau blanche avaient déniché comme une idée propre au génie : il y a dans le monde la Nature, qui grouille et fait dans la nuit des histoires incertaines, et l'Homme, qui dit la mesure de toute chose. » Et ceux qui révèlent « le crime de la loi » sont accusés : « Terroriste, c'est un mot plein d’astuces. » Le « pays de la liberté (…) réclame à grands cris la liberté de tuer. On aspire à faire avancer la raison, la modernité et le progrès. » Mais « tant que l’on fera aux animaux ce que les humains n’osent faire à leurs ennemis par temps de guerre, le Front ne saurait prendre fin. »

Dans la ville vomie par Rimbaud en son temps, une vache fuit « les flics, les flingues les matraques et tout ce que l’État déploie pour demeurer l’État ». « Elle ne veut pas qu'un humain lui mette à nouveau la main dessus, non, elle ne veut pas de sa sagesse, de son génie, de ses éclats de rire, sûr qu’elle n’a que faire de la peinture à l’huile du bon Dieu de la pile à combustible, sûr qu'elle n'a pas inventé la fibre nylon ni le code-barres ni ce monde au sol gris, sûr qu'elle ne sait pas qu’un type du nom de Kant a lancé que les bêtes comme elle n’ont nulle conscience d’elles-mêmes, qu'elle ne sait pas qu’un type du nom de Hegel a écrit que sa voix est vide de sens, qu'elle ne sait pas qu’un type au nom imprononçable a dit qu'elle ne dit rien, sûr, oui, qu'elle ignore tout de ces pensées bien troussées bien ordonnées bien alignées sur du papier : elle sait seulement en cet instant, ses sabots martelant le bitume, quelle s'échappe et qu'on veut l’en empêcher. » Si on ne saisira jamais les raisons qui l’ont poussée, alors qu’elle « ignorait, à l’instant de sauter, qu’elle aurait dû être réduite en bouillie dans nos intestins grêles et finir au fond des chiottes », mais « on peut jurer que Descartes était un con : la vache n'a rien d'une horloge, pas plus que son petit qui la suit quelques pas en arrière. » Joseph Andras questionne l’amour sincère de l’éleveur pour ses bêtes, le sang planqué des abattoirs, « toute cette cruauté, toute cette saloperie » que la société n’aime guère.


Joseph Andres raconte dans une langue puissante, précise et dense. En tout début de récit il brosse, par exemple, en quelques lignes fulgurantes et ramassées, une brève mais époustouflante histoire de l’humanité que nous vous incitons vivement à aller découvrir et savourer (sans vous arrêter nécessairement à cette première page !). Ses réflexions bousculent et dérangent cette humanité qui s’est affranchie de la Nature, pour la soumettre, la dominer, la dévorer et la disséquer. « Un livre, ce n'est pas grand-chose, un peu de papier rêvant d’ôter la crasse au coin des lèvres, mais ce pas grand-chose-là, quand les mots ne disent plus rien de ce qu'ils devraient dire, quand perdition se dit progrès, quand sévices se dit savoir, c'est un peu de lumière. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


AINSI NOUS LEUR FAISONS LA GUERRE
Joseph Andras
98 pages – 9,80 euros

www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/ainsi-nous-leur-faisons-la-guerre


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