21 avril 2021

AU LOIN LE CIEL DU SUD

Déambulation sur les traces parisiennes de celui qui n’était pas encore Hô Chi Minh. Les indications dénichées sous la plume de différents biographes et historiens, dans la chemise toilée à sangle, conservée aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, et dans les rapports de surveillance du militant anticolonialiste, conduisent Joseph Andras d’arrondissement en arrondissement. À la reconstitution approximative de ce parcours, il mêle ses souvenirs, récents ou anciens, personnels, littéraires ou historiques : des barricades de la Commune à celles des Gilets jaunes.
Peu lui importe le chef révéré, le « grand prêtre d’un communisme défunt et partout condamné », « c’est cet homme-ci, dans l’exil et les recoins d’une capitale au sortir de la guerre » qui « dormait dans des gourbis, écrivait des articles dans une langue que sa mère jamais ne lui chanta et parcourait Paris sous l’oeil retors de la flicaille », dont il va rechercher et suivre les traces.

En 1917, 1918 ou 1919, celui qui s’appelle alors (et entre autres) Nguyên Tât Thanh débarque de Londres où il a « appris un mot dont l'absence compromet jusqu'à la vie même : révolution ». Rue de Charonne, rue Marcadet, rue Monsieur-le-Prince, villa (entendre une impasse) des Gobelins, impasse Compoint, Rue Jacques-Callot siège du journal Parias à ses débuts, où il faisait presque tout, avant qu’il ne déménage rue du Marché-des-Patriarches, les « balises » sont précises et floues à la fois.
Il adhère à la SFIO, fait un don de cinq francs à L’Humanité pour élever un monument à la mémoire de Jaurès, fonde un collectif de patriotes annamites, les Cinq Dragons,  avec qui, pendant les négociations du Traité de Versailles, il va proposer « aux puissants de l’Entente, et plus particulièrement à l’Hexagone », huit réformes concrètes  : amnistie des prisonniers politiques indigènes, fin de la justice d’exception, liberté de la presse d'opinion, liberté d'association et de réunion, liberté d'enseignement, remplacement du régime des décrets par le régime des lois et instauration d'une délégation permanente d'indigènes élus au Parlement français. Revendications fort prudentes qui ne rencontreront pourtant aucun écho. « L'État est ainsi fait : sourd comme un pot. Un gros pot de fer. Formulez deux ou trois requêtes raisonnables, résolument décentes, même un peu prosternées la paupière basse, et voyez-le vous toiser du haut de son gros cul de fer. Jurez lui qu'il en est trop, vraiment trop ; il en appellera à la loi qu'il a, heureux hasard, lui-même conçue. Sur ces entrefaites, enfoncez la porte d'un ministère ou esquissez dans le ciel d’épaisses grappes de la fumée des voitures, des appartements ou des restaurants des plus aisés d'entre ses citoyens ; tout soudain, il vous voit. Pour peu que vous réduisiez en poussière une caserne ou un camions de flics, vous voilà à la table – de torture, d’abord, puis des négociations. C'est chagrin, mais l'État est ainsi fait. »
S’il passait beaucoup de temps dans les bibliothèques, notamment pour écrire son premier livre sur « l'histoire de l'Indochine assujettie jusqu'à sa nécessaire libération », il s’intéressait peu aux écrits politiques. Après avoir lu une brochure sur les thèses de Lénine, il avoue n'avoir pas tout saisi mais retient que les communistes se souciaient des colonies bien autrement que les socialistes. « la théorie le faisait suer, le sexe des anges bâiller. » « Il fréquenta les chapelles qui d’ordinaire se font la grimace, et parfois la guerre. »

Joseph Andras multiplie les digressions sur le pouvoir, l’État, la révolte. Dans une longue envolée qui condense l’histoire de quelques insurrections des plus mémorables, il rappelle comment, derrière les illusions de « la République et les droits de l’homme, autant de plaisantes trouvailles », on a, hier comme aujourd’hui, tenté de contenir les colères populaires : « On finirait bien par les assagir, ceux-là qui n'ont que leurs bras pour vivre, tas de rouges, hardes de noirs, nuques raides de la Nation, on finirait bien par leur proposer, un jour, les bagnoles qu'ils produiraient. On pourrait aussi les convier à tuer leurs semblables aux frontières du pays ou de ce côté du monde où les nez ne pointent pas, où l’iris luit plus sombre : maîtres et marmiteux enfin compères sous l’oriflamme ! La belle idée ! Qui n’y goûterait guère serait jeté au trou ou troué pour de bon : on ne renâcle pas face à la démocratie. »
À propos du nazisme, il propose un point de vue intéressant : « L'empire créa la race pour enseigner à ses fidèles pourquoi il était bon d'entreprendre au loin ce que nul ne saurait entendre en son cœur. Hitler fit la notion sienne puis malmena les distances : ce que l'Europe libérale offrait aux sauvages, le Reich l’offrit aux sous-êtres. (…) L'Allemand fut un élève zélé : il accomplit sous nos yeux l'œuvre que nous réservions à nos lisières. Son regard nous transit car nous savons sans nous l'avouer tout à fait qu'il est notre miroir. »

Ôde à Paris, aux strates mémorielles qui recouvrent chaque lieu et dont ce promeneur, solidaire « [d]es derniers, [d]es perdants, [d]es foireux, [d]es mal fichus, [d]es ignorés », vient explorer la topologie spacio-temporelle, mobilisant ses souvenirs et ses savoirs dans sa déambulation. « Les morts n’habitent les lieux que dans l'esprit fabulateur des vivants : “ci-gît“ obstrue l’imagination, “ici a vécu“la stimule. Des mouches déposent leurs oeufs puis les asticots, bouffant les tissus, cèdent place à tout un fatras d’os – de leur poussière, bientôt, nous esquissons des flèches aux parois du dédale qui nous tient lieu de vie. » Son enquête est une longue adresse à lui même, un prétexte, aussi, à rêverie solitaire et introspective. En évoquant ces années de formation d’un révolutionnaire, c’est au « franc-tireur », à l’ « éternel insurgé » qui l’habitent, que Joseph Andras s’adresse avant tout. Happé par le pouvoir, il cesse d’ailleurs de l’intéresser. La révolte et le chemin qu’elle emprunte, sont, en vérité, ses vrais sujets.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

AU LOIN LE CIEL DU SUD
Joseph Andras
112 pages – 9,80 euros
Éditions Actes Sud – Collection « Domaine français » – Arles – Avril 2021
www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/au-loin-le-ciel-du-sud


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