15 janvier 2025

ÉLEVER

Géographe de formation et éleveuse de brebis, Elsa Sanial évoque son quotidien auprès des animaux, son parcours, ses difficultés et ses doutes.

Née dans une famille d’enseignants, du côté maternelle, avec des grands-parents paysans, du côté paternel, elle devient chercheuse dans le milieu agricole, avant de s’installer, avec son compagnon, infirmier, dans une ferme de Haute-Loire.

« Chercheuse

J’ai tourné autour des paysans et paysannes de ce monde comme un insecte dans un halo de lumière

[…]

J’ai cherché une paysannerie émancipée

Mais je n’ai trouvé que des trajectoires

projetées à vive allure dans le mur mondialisé »

Par petites touches sensibles et réflexions sagaces, elle donne à percevoir, dans toute sa complexité, son constant souci de dignité et la rudesse de son labeur. Rapportés suivant le rythme des saisons, ces instants et ces observations forment une sorte d’autoportrait, sociologique, philosophique et sensible.

« Mon corps intellectuel

Jeté en pâture aux gestes routiniers qui

viennent poncer lentement mon squelette »


Elsa et Xavier portent une extrême et constante attention au bien-être de leur troupeau, souvent au dépend du leur, et s’interrogent sur la finalité de leur travail : 

« Notre maison n'est pas finie. Un voisin nous dit que ce sont les meilleurs éleveurs qui logent leurs bêtes avant de se loger eux-mêmes. Bien que flatteur, ce commentaire me cisaille. Là commence la culture de la négation paysanne. Je vois les deux versions de l'éternelle ligne de crête sur laquelle nous marchons désormais. Soigner la dignité des bêtes, soigner la nôtre. »


Elle interroge aussi, à plusieurs reprises, le lien entre son accompagnement des naissances et son propre rapport à la maternité, notamment à travers les commentaires de son entourage.

 « Quand les contractions viennent je les ressens jusque dans mon utérus ».

Et pourtant :

 « Je ne suis pas une femme inachevée cherchant partout ses petits

Mon utérus n’est pas un vide à combler » 


Elle raconte également à quel point l’origine des noms des agneaux est bien souvent lié à leur quotidien : Eunice porte le nom de la tempête qui sévissait la nuit de sa naissance, Billie est née la vielle de leur départ en vacances (Billie Holiday !), Kangoo est baptisée en souvenir du jour où la voiture est tombée en panne, etc. 

« Brebis, sans le savoir, vous incarnez des pans de notre mémoire. »


La gestion des prairies est une autre découverte. Contenir la poussée au printemps, sans laisser les animaux racler l’herbe ni la laisser devenir trop haute, au risque qu’ils la couchent et la gaspillent.


Les relations avec les autres éleveurs sont aussi évoquées. Souvent moqueurs à l’égard de leurs pratiques (utilisation d’un vieux tracteur restauré, déplacement du troupeau à pied,…), ils les méprisent du haut de leur pick-up (payé par la PAC) ou leur bétaillère.


De façon plus attendue mais aussi pertinente, les contraintes administratives et l’ubuesque politique agricole (et leur contrôle par satellite !) sont abordées, avec leur violence sémantique et leur absurdité délibérée. L’implacable dépendance au pétrole à toutes les étapes, aussi faible que soit la mécanisation, les « pratiques eugénistes », le poids des représentations rassurantes (la bergère qui fabrique son fromage) qui occulte le tabou de la mort donnée, le tragique et la culpabilité et bien d’autres sujets sont évoqués, toujours avec la même délicatesse.


Dans une langue qui combine l’analyse et la perception subjective, Elsa Sanial témoigne de son expérience d’éleveuse, de sa constante recherche de dignité, pour elle comme pour ses bêtes, convaincue « d’ouvrir les milieux et de participer à la beauté d’un troupeau coulant sur le versant à [s]on appel », plutôt que de « produire de la viande ». Fort et pertinent.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



ÉLEVER

Elsa Sanial

122 pages – 10 euros

Éditions Sahus Sahus – Laussonne (43) – Janvier 2025

sahussahuseditions.wordpress.com



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