13 janvier 2025

LIBRES D’OBÉIR

« Le management a une histoire qui commence bien avant le nazisme, mais cette histoire s'est poursuivie et la réflexion s'est enrichie durant les 12 ans du IIIe Reich, moment managérial, mais aussi matrice de la théorie et de la pratique du management pour l’après guerre. » À travers, notamment, la figure du juriste Reinhard Höhn, l’historien Johann Chapoutot propose une étude de l’organisation économique et sociale, de la maîtrise de la logistique, de l'organisation du travail, de la répartition des tâches et de la structuration des institutions du IIIe Reich, qui témoigne de rationalité autant que de… modernité. Cette « conception nazie du management » s’est d’ailleurs prolongée après 1945.


Avec l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne, puis de la Bohême-Moravie et de la Pologne, il s’avère urgent de « penser une transformation de la fonction publique allemande, afin d’administrer ces nouveaux territoires sous souveraineté allemande, avec un personnel décroissant, puisque de plus en plus de fonctionnaires se trouvent sous les drapeaux. Pour faire mieux avec moins, une poignée de jeunes juristes entreprennent de décentraliser l’organisation générale, de transférer les compétences, sans moyens supplémentaires : chacun se débrouille, en recourant à l’inventivité. « Ce qui importe est l'exécution de la mission, l'accomplissement de la tâche. » Un « choc de simplification » est décidé par un décret du 28 août 1939 : réduction des délais, accords tacites, levée des contrôles, initiatives personnelles et locales, réduction des droits et des voies de recours de l’usager… Le registre lexical biologique est mobilisé : les lois de la nature doivent être respectées car tout obstacle à la circulation des forces et des fluides engendre une thrombose dangereuse pour la race.

L’État, « trop fidèle à son étymologie », ne peut qu’entraver le flux des initiatives et des décisions : « L’état est une création de droit romain tardif, contemporain de la dégénérescence raciale de la Rome antique et de la rédaction du premier code de loi (le code Justinien), qui ont fixé la norme sur un parchemin, une norme abstraite et écrite, alors que le droit originel était pur instinct et pulsion vitale. Le droit germanique des origines a cédé la place à la loi juive (les juifs ne sont-ils pas le peuple de la Loi par excellence ?), dont un État statique et ses institutions ont été les garants. Parallèlement, l'Église, autre État, s'est érigée en gardienne d'un dogme mortel pour la race germanique (égalité des hommes et universalité de la norme), tout en étouffant et détruisant les cultes naturels sains des Germains, forcés à la conversion par des missionnaires (judéo–)chrétiens aussi sournois que violents. » Le Parti devait s’y substituer mais la création dans l’improvisation d’organes, d’agences et d’institutions engendra des querelles de compétences permanentes, des conflits entre potentats luttant pour obtenir l’arbitrage du Führer, avec de grands gaspillages de temps et de moyens. Si la précipitation peut être une explication à ce désordre inattendu, une forme de « darwinisme administratif spontané et inconscient » a pu aussi être à l’œuvre. « La seule entité véritablement pérenne, stable au sens du stare latin, la seule existence appelée à se perpétuer et à se projeter dans l'éternité, ce n'est pas l'État, artefact créé par les juifs, mais la race, réalité biologique infrangible. » « Le recul de l'État est sidérant : d'instance majestueuse et révérée, singulièrement en Prusse et en Allemagne, où le culte du service public et du fonctionnaire, comme de l'armée, n'est pas un vain mot avant 1933, il est réduit à n'être plus qu'un outil parmi d'autres. » Si d'autres juristes sont évoqués, Reinhard Höhn est le plus engagé dans la déconstruction et la dévalorisation juridique de la notion d’État.


« Du darwinisme social issu des réflexions ultralibérales d’Herbert Spencer, les nazis ont hérité l'idée que l'État contrarie, voire entrave pleinement, la logique et la dynamique de la nature. » Avec un système d'assurances sociales précoce en Allemagne et en raison de son activité de redistribution des richesses, l'État assume un rôle contre-sélectif qui « fait prospérer le malade et l'incapable, bref, le malsain, au détriment du sain ». « La race germanique, qui sait d’instinct se gouverner en respectant la loi de la nature (procréer, combattre, régner), c'est-à-dire le seul droit qui vaille, n'a aucun besoin d'être coiffée par une institution transcendante qui assure la paix civile et veille au bon respect des règles. » Les États sont également amenés à disparaître au niveau international, après une phase transitoire marquée par la guerre, remplacés par « l’ordre nature, l’ordre biologico-racial de l’espace vital ». Il s’agit de retrouver la « communauté allemande originelle, dont l’ expression la plus authentique se trouve à l'époque médiévale », avant qu’elle ne disparaisse avec le triomphe de l'individualisme juridique : l'individu Prince dominant une somme d'individus assujetti (les sujets). Au contraire, le Führer, incarnation de « la liberté germanique », a des compagnons qui les suivent : « on ne gouverne plus, on guide (es wird geführt) ». Après la fin du régime nazi, Höhn substituera la « communauté du peuple » par l'entreprise et sa communauté de collaborateurs.


« L’idée selon laquelle le groupe humain est une société composée d'individus et traversée par des conflits de classe est, selon les nazis, une aberration due aux révolutionnaires français et à leurs inspirateurs (Rousseau au premier chef), ainsi qu'à Karl Marx et aux judéo-bolcheviques allemands et russes. » Avec la célébration du 1er mai 1933, l'avènement d'une société de « camarades de race » (Volksgenossen) remplace la lutte des classes. L’homme germanique est l'homme de la « communauté » (Gemeinshaft) et du « travail » (Arbeit), soucieux de produire des objets et des enfants pour rendre à la « communauté du peuple » ce qu'elle lui a donné, en étant performant, si besoin avec la chimie (consommation massive de méthamphétamines prescrites aux ouvriers et aux soldats). Les malades héréditaires sont exclus du cycle procréatif et les « êtres non performants » exclus du « patrimoine génétique allemand ». Toutefois, pour éviter une révolution politique pour des raisons sociales et économiques, l'épouvantail communiste, brandi par la propagande nazie, remplit une « fonction fondamentale dans l'économie psychique des Allemands ». Il faut aussi prévenir les famines, l'épuisement au travail et montrer au peuple allemand qu’il ne travaille pas en vain, d’où la nécessité de créer un management, « une menschenführung, qui gratifie et promette ». « Le national-socialisme a été, dès sa naissance en Bavière en 1919–1920, un piège politique, un leurre sémantique, qui visait à conduire vers la nation tout ceux qui étaient tentés par l'internationalisme socialiste ou communiste. » Cette promesse a été maintenue pour les raisons tactiques. Le travail est récompensé par la promotion et soutenu par la joie, par le plaisir et le loisir : amélioration de l’environnement de travail et reconstitution de la force productive par une prise en charge en dehors de l’usine.

Avec l’entrée en guerre, à partir de 1939, le territoire national se vide de ses hommes et des étrangers prennent leur place, considérés biologiquement comme des sous-hommes, simple ressource infra–humaine ne nécessitant ni management ni ménagement.


Avec son travail théorique, Reinhard Höhn discrédite Carl Schmitt, « trop catholique, trop romain, trop latin et théologien », « homme de l’État et non de la race ». Après avoir changé prudemment d’identité pendant 5 ans, il échappe à toute poursuite et compte, grâce à ses réseaux de solidarité, parmi les experts qui vont penser la nouvelle armée fédérale, avant de créer et diriger, en 1956, une école de commerce pour les cadres de l'économie, équivalent de la Harvard Business School : l’Académie des cadres de Bad Harzburg. Dans un essai sur Gerhard von Scharnhorst, réformateur de l’armée prussienne, il condamne l’abstraction, la formulation rigide de règles applicables et défend la spontanéité et l’adaptation permanente, principes similaires à ceux qu'il a toujours défendus en matière d’économie. Le système de commandement, théorisé par Scharnhost, « la tactique par la mission » qui laissait aux officiers de terrain toute latitude dans le choix des moyens pour atteindre les objectifs, incontestables, fixés par le commandement suprême, inspirera son modèle de « management par délégation de responsabilité ». « Travailler avec des “collaborateurs“ répond à une des plus profonde préoccupation de Höhn : la lutte des classes doit être évacuée de la société économique comme de la société politique. Le nouveau rapport hiérarchique conjure le risque d’un affrontement entre dominants et dominés, entre patrons et employés. » Si ce fonctionnement se veut non autoritaire, il demeure hiérarchique et la liberté… de réaliser des objectifs imposés par la Fürhung, relève de l’injonction contradictoire.

Puis, diverses révélations sur d’anciens nazis en poste en RFA, la pression de la jeunesse étudiante contre la complaisance de leurs parents, mettront fin, en 1972, à la coopération de la Bundeswehr avec l’Akademie de Bad Harzburg. D'autres méthodes viennent concurrencer et supplanter celle du « management par délégation de responsabilité ».


Si Johann Chapoutot assure que son propos n’est « ni essentialiste, ni généalogique », puisque le management préexiste de quelques décennies au nazisme et qu’il n’est évidemment pas une « activité criminelle par essence », il met à jour un système d’organisation moins autoritaire qu’attendu et qui a perduré après la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce à des promoteurs qui ont su adapter rapidement leur méthode.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


LIBRES D’OBÉIR

Le management, du nazisme à aujourd’hui

Johann Chapoutot

176 pages – 16 euros

Éditions Gallimard – Paris – Janvier 2020

www.gallimard.fr/catalogue/libres-d-obeir/9782072789243



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