31 juillet 2017

L’EMPIRE DE L’OR ROUGE

Originaire des régions andines côtières, au nord-ouest de l’Amérique du Sud, dans une zone incluant la Colombie, l’Équateur, le Pérou et le Nord du Chili, la tomate est cultivée dans 170 pays. Elle dépasse les clivages culturels et alimentaires, les civilisations du blé, du riz et du maïs, identifiées par Fernand Braudel. Le chiffre d’affaire annuel de la filière s’élève à 10 milliards.
Deux années durant, Jean-Baptiste Malet a enquêté de la Chine à l’Italie en passant par le Ghana, rencontrant des agriculteurs, des cueilleurs, des généticiens, des traders, des fabricants de machines, des généraux chinois… À travers la tomate, marchandise devenue universelle, c’est l’histoire de l’industrialisation et du capitalisme mondialisé qu’il raconte.


Son récit commence par l’édifiante épopée de la Heinz Company fondée en 1876 et non en 1869 comme l’affirme toutes les bouteilles de cette sauce tomate, puisque la première entreprise fit faillite au bout de quatre ans. Traumatisé par la grande grève du rail de l’été 1877 et l’épisode bref mais sanglant de la Commune de Pittsburgh, à l’origine de la « peur rouge » aux États-Unis, six ans après la Commune de Paris, Henry John Heinz met en place dans son entreprise ce qu’on n’appelait pas encore le paternalisme. Devançant le fordisme, il instaure également une rationalisation des tâches, systématisant avec une incroyable minutie le recours au taylorisme et au travail à la chaîne, tout en introduisant des machines-outils, permettant de diviser le prix de revient d’une bouteille de ketchup par dix-huit. Sa politique de hauts salaires prévient et limite les conflits, et permet d’imposer des conditions de travail plus exigeantes : jusqu’à soixante-douze heures de travail hebdomadaire alors que la loi en limite la durée à soixante. La Maison des 57 Variétés de Pittsburgh fut le berceau mondial de l’agro-industrie.

La Chine nourrit 20% de la population mondiale avec seulement 9% des terres arables de la planète. Son secteur agricole mobilise un tiers de sa population active et compte pour 10% de son P.I.B. Le Bingtuan, le Corps de production et de construction du Xinjiang, est un gigantesque consortium militaro-agro-industriel, créé en octobre 1954, qui pratique l’agriculture intensive et le commerce international comme un prolongement de la guerre par d’autres moyens. L’un de ses fleurons est Chalkis, fondé en 1994 par le Général Liu Yi, devenu le premier exportateur mondial de concentré de tomates dans les années 2000.

Fondé en 1925 au pied du Vésuve, le groupe Petti devient le leader mondial de la tomate pelée en 1971, puis le plus grand producteur de petites boîtes de concentré au tournant des années 1980. Il fournit 70% de la demande de concentré en Afrique au début des années 2000 et figure aujourd’hui comme un géant incontournable. Il est le deuxième plus gros acheteur de concentré de tomates chinois au monde, après la Heinz Company.


Après cette présentation des principaux acteurs du marché qu’il a tous personnellement et longuement visités, Jean-Baptiste Malet s’attache à comprendre leurs liens, le fonctionnement de la filière.

Le Sud de l’Italie exporte également, avec une position de quasi-monopole, des conserves de tomates, entières, pelées ou coupées en dés.
Une partie du concentré chinois qui arrive dans le Sud de l’Italie est transformée par les conserveries napolitaines pour fournir le marché européen, une autre partie est réexportée dans le reste du monde selon le principe du perfectionnement actif. Si la tomates d’industrie destinée à être consommée en l’état dans l’un des pays de l’Union européenne est taxée à 14,4%, le concentré de tomates transformé puis réexporté n’est pas soumis à droit de douane « afin de favoriser l’activité économique ». Ainsi de grandes quantités de concentré chinois sont acheminées jusqu’à des usine napolitaines où elles sont réhydratées puis reconditionnées dans des boîtes aux couleurs de l’Italie, sans autre mention d’origine, qui sont revendues hors de l’Union européenne. L’enquête de Jean-Baptiste Malet révèle qu’en raison de l’insuffisance des contrôles douaniers, les fraudes sont importantes : du concentré chinois importé sous le régime du perfectionnement actif reste sur le territoire européen.
Sur le marché mondial, un lot de concentré non conforme aux normes sanitaires en vigueur dans un pays peut toujours être bradé ailleurs. Ces lots pourris sont retravaillés en usine à moindre frais avant d’être écoulés, essentiellement en Afrique.
La criminalité dans le secteur agro-alimentaire en Italie a pris une telle ampleur qu’on parle d’agromafia. Son chiffre d’affaire est estimé à 15,4 milliards d’euros en 2014, sachant que celui de Danone la même année était de 21,14 milliards.
Avec l’invention de la conserve par Nicolas Appert à partir de 1794, le commerce trouve un nouvel essor. Dans le Sud de l’Italie, la maison Cirio va profiter de l’émigration italienne pour exporter partout dans le monde. Les étiquettes colporteront la propagande fasciste. Mussolini a encouragé, dans le cadre de sa politique autarcique, l’industrialisation et la rationalisation du secteur agro-alimentaire italien, permettant au secteur de gagner une longueur d’avance notamment dans le domaine des machines-outils. À partir de 1960, celles-ci seront vendues à l’Union Soviétique comme aux États-Unis, en particulier à la Heinz Company.


La Chine s’équipe en usine de transformation italienne au début des années 1990 et devient rapidement le premier producteur de concentré de tomates. En 2004, Chalkis achète Le Cabanon, fameuse conserverie provençale organisée en coopérative, pour en faire sa tête de pont sur le marché européen. Jusque-là, la filière mondiale était dominée par les Italiens : les plus importants traders de concentré de tomates et les constructeurs d’usine de transformation à la pointe de la technologie à Parme, les plus importants clients des traders à Naples, Russo et Petti en tête. Ce sont eux qui impulsent le développement de la filière en Chine, en offrant les premiers équipements, transférant la technologie et le savoir faire. Ils seront aussi leurs premiers acheteurs. Le rapport qualité/prix est sans pareil. On sait que les Laogai, les camps chinois fournissent de la main-d’œuvre aux sous-traitants de fournisseurs de grandes multinationales prêtes à tout pour réduire leur « coût de travail ».
Henry Kissinger aidera la Heinz Company a s’implanter en Chine. De la même façon, Ronald Reagan lorsqu’il réduira d’un milliard de dollars les fonds affectés à la restauration scolaire, requalifiera le ketchup de « condiment » à « légume » pour lui permettre de rester sur les tables des cantines. George H. Bush assistera aux funérailles de l’arrière-petit-fils du fondateur, Henry John Heinz III, dans la Heinz Chapel, à Pittzburg.

Jean-Baptiste Malet parvient à être exhaustif sans embrouiller son lecteur. Tour à tour, il évoque chacun de ses « personnages » sans nous cacher un seul détail de leur développement. Puis, en les plaçant dans leur perspective historique, il nous permet de comprendre les dessous de ce développement.
Ainsi, il rencontre Chris Rufer en Californie, patron de la Morning Star Company, obsessionnel de l’organisation scientifique du travail qui lui raconte avoir proposé d’accélérer le déchargement des camions en les remplissant d’eau. Quinze secondes gagnées par camion c’est sept minutes par heure, une journée par saison.
Les origines de l’actuel modèle agricole californien remontent aux multiples échecs des migrants depuis la Ruée vers l’or de 1848. Les chinois, venus construire le chemin de fer, sont ensuite enrôlés dans les champs comme main d’œuvre quasi gratuite. En 1882, le Chinese Exclusion Act interrompt l’arrivée de ces sous-citoyens, remplacés par les japonais jusqu’en 1924. La crise de 1929 déclenche une migration interne avec l’exploitation des travailleurs blancs que raconte Steinbeck et qui sera tarie avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. Rooselvelt signe alors le « programme Bracero » avec son homologue mexicain ce qui va favoriser les rémunérations au plus bas et permettre de briser les grèves. Lorsqu’en 1963, Kennedy refuse de le reconduire, les grands propriétaires terriens et les grandes multinationales se lancent dans la mécanisation de la récolte, leur permettant de se passer de dizaines de milliers d’ouvriers agricoles sous-payés.

Jean-Baptiste Malet se rend au Ghana qui produisait encore en 2014, 500 000 tonnes de tomates et employait 90 000 petits producteurs mais où l’importation de concentré de tomates chinois a augmenté de 9 000% sur vingt ans. Dans les Pouilles, il rencontre des producteurs sénégalais ruinés, victimes de la guerre économique. Leurs conditions de travail sont proches de l’esclavage : parqués dans des Ghettos, soumis au bon vouloir des caporaleto qui les taxent pour les transporter auprès des employeurs, condamnés à travailler pour survivre. Dans un parallèle édifiant, Jean-Baptiste Malet revient rapidement sur les années 20, durant lesquelles en Italie, les ligues fascistes ont brisé les organisations et les mouvements syndicaux au profit des propriétaires et des industriels. Il laisse aux lecteurs le soin d’en tirer les conclusions.


Intarissable sur le sujet, abonné à Tomato News, Jean-Baptiste Malet s’est laissé conduire par sa curiosité dans les coulisses de bon nombre d’usines à travers la planète, dans les bureaux de la plupart des principaux dirigeants. Son travail impressionne par son exhaustivité et son récit jamais ne lasse. Un film est en cours de montage et devrait suivre. Son enquête historique et économique permet de comprendre comment l’esclavage, indissociable du développement du capitalisme, ne disparait pas mais adopte d’autres formes, comment ces guerres de conquêtes ne profitent qu’à un tout petit nombre et combien elles font de victimes essentiellement civiles.




L’EMPIRE DE L’OR ROUGE
Enquête mondiale sur la tomate d’industrie
Jean-Baptiste Malet
290 pages – 19 euros
Éditions Fayard – Paris – avril 2017

1 commentaire:

  1. Bon commentaire. Ça ne dérape qu' à la dernière phrase.Oh certes pas de néo libéralisme, ou autre ultra libéralisme. Mais "l’esclavage, indissociable du développement du capitalisme", il fallait oser. C'est fait.

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