27 octobre 2020

LA CHAUVE-SOURIS ET LE CAPITAL - Stratégie pour une urgence chronique

Andreas Malm, maître de conférence en géographie humaine en Suède et militant pour le climat, décrit les mécanisme par lesquels le capital, dans sa quête de profit sans fin, produit le risque épidémique et le réchauffement climatique. Il plaide pour des politiques radicales à grande échelle, des méthodes révolutionnaires plutôt que d’inutiles demi-mesures bureaucratiques.


 

Alors que les feux de brousses grondaient encore à travers l’Australie, carbonisant l’équivalent de l’Autriche et de la Hongrie, immolant plus d’un milliard d’animaux, un virus s’échappait d’un marché alimentaire de Wuhan, en Chine, transmis vraisemblablement des chauves-souris au pangolin puis aux visiteurs des boutiques, avant de se propager dans le monde entier, d’obliger pratiquement toute l’humanité à se confiner pendant plusieurs semaines et de paralyser des industries soudainement considérées comme non-essentielles. Comme pendant la Seconde Guerre mondiale, l’industrie automobile se reconvertit immédiatement dans la construction, non plus de tanks et de bombardiers, mais de respirateurs. Les marques de luxe se mirent soudain à fabriquer des blouses, des masques, des combinaisons de protection pour le secteur de la santé, et les distilleries à fournir du gel hydroalcoolique. Dans l’urgence, les remparts de la propriété privée ont été emportés : l’Espagne a nationalisé les établissements de santé privés, la Grande-Bretagne ses lignes ferroviaires, l’Italie la compagnie Alitalia. Les secteurs pétroliers et celui de l’aviation ont été mis à l’arrêt de fait, provoquant une chute spectaculaire des émissions de CO2. Les chefs d’États, alors qu’ils avaient du mal à considérer l’urgence de la crise climatique, se sont érigés en chef de guerre, ne reculant devant aucune mesure, jusqu’à assigner à résidence leurs populations. Andreas Malm cherche à comprendre cette inégalité de traitement alors que le réchauffement climatique est depuis longtemps autrement documenté que le Covid-19 et que ses conséquences menacent d’être autrement plus dramatiques. Il réfute la plupart des explications généralement proposées par les commentateurs et soutient que le profil des victimes en constitue la principale : alors que le capital fossile fait des victimes parmi les moins responsables, les pauvres des pays du Sud, cette pandémie s’en prend tout d’abord et dans des proportions importantes aux habitants des pays riches du Nord et plus précisément à la base électorale des principaux gouvernements : les personnes âgées blanches. « L’humanité doit sans doute remercier le Covid-19 d’avoir commencé par l’Europe. » Par ailleurs, « étant une tendance à long terme, le réchauffement mondial a donné à ses responsables des possibilités d’obstruction étendues, qui vont de pair avec une chronologie de la mortalité qui touche d’abord les pauvres. Le Covid-19 n’a rien permis de semblable. Il a frappé si soudainement que les intérêts capitalistes n’ont absolument pas eu le temps d’échafauder des dispositifs pour résister à la suspension du business-as-usual. » Les interventions étatiques de mars 2020 ont été sans commune mesure avec les prudentes feuilles de route proposées par les scientifiques et les défenseurs du climat, même celles des plus radicaux, pourtant très souvent traités d’idéalistes et de rêveurs.

Aussi radicales furent-elles, Andreas Malm considère que ces mesures ont cependant été tout autant illusoires. En effet, l’économie, en faisant déborder les territoires humains sur le monde sauvage, en l’assaillant et le détruisant « avec un zèle frisant la fureur exterminatrice », accule les agents pathogènes, confrontés à la disparition de leurs hôtes naturels, à accomplir des « débordements zooniques », à sauter la barrière des espèces pour survivre. Il explique le rôle des chauves-souris dans ces phénomènes et l’importance de la biodiversité pour en limiter les risques. La déforestation est le « moteur du débordement zoonique ». Dans les années 1960-1970, les États-Unis ont enjoint les gouvernements sous leur tutelle d’endiguer les flots insurrectionnels en colonisant leur arrière-pays, à empiéter sur les forêts pour fournir des terres aux petits paysans, ainsi dissuadés de rejoindre la guérilla pour exproprier les grands domaines. Dans les années 1990, les programmes d’ajustement structurel ont contraint les États à redresser leurs finances publiques, bradant les titres de propriétés au secteur privé qui remplaça les forêts par des plantations ou des carrières. Désormais, les forêts tropicales sont rongées par la production de marchandises, avec une augmentation spectaculaire entre 2000 et 2011, dont les principaux responsables sont l’exploitation du boeuf, du soja, de l’huile de palme et du bois. Mis en place par la colonisation, l’absorption des ressources biophysiques et la ponction des ressources naturelles des pays pauvres par les pays riches, se perpétuent. Hamburgers, café, chocolat, etc, se traduisent par une mise à sac de la biodiversité sous l’équateur pour en remplir les rayons des supermarchés des pays du Nord. Le commerce de la viande de brousse qui prospère sur la déforestation, menace d’extinction d’espèces de plus en plus nombreuses et augmente le risque zoonotique.
La propagation des maladies infectieuses est aussi liée au réseau de transports susceptibles de l’encourager. Jusqu’au XIXe siècle, il fallait un an pour faire le tour du monde en bateau à voile, limitant les contagions car les voyageurs guérissaient ou mourraient avant l’arrivée. L’apparition de la  vapeur a immédiatement réduit certains trajets de moitié. Et la chaleur provoquée par la combustion du charbon entretenait les infections tropicales jusque sous les attitudes septentrionales : fièvre jaune, choléra, rougeole, grippe dite espagnole qui fit 50 millions de morts en 18 mois. L'aviation et son réseau mondial ont développé des « autoroutes virales » à une plus grande échelle encore.
Les signaux d’alarmes, comme pour le réchauffement climatique, n’ont pas été entendus et les autorités se sont contentées de traiter les symptômes, incapables de quoi que ce soit d’autres. Les changements climatiques sont amenés à provoquer les migrations des animaux sauvages, accentuant encore les risques zoonotiques, dans « une seule et même urgence chonique ». Les revendications d’abroger immédiatement le politique d’austérité, d’exproprier les paradis fiscaux pour financer les services publics de la santé, de développer des vaccins par la mise en commun des brevets, si elle sont bien entendu indispensables, ne seront jamais suffisantes tant qu’on ne s’occupera pas des causes de la pandémie. « Être radical au temps de l’urgence chronique, c’est prendre les catastrophes perpétuelles à leurs racines écologiques. » Pour que les investisseurs cessent de dicter leurs règles, l’auteur propose aux mouvements pour le climat et pour l’environnement de déployer « les tactiques le plus offensives de leur arsenal ».

À la recherche d’une « pensée politique de l’intervention consciente », il rejette la sociale-démocratie, fondée sur l’idée que nous avons le temps, tout en considérant qu’elle peut encore jouer un rôle à condition de déroger à elle-même en rompant avec le business-as-usual lorsqu’elle se retrouve aux commandes. Il évacue, un peu rapidement sans doute, l’anarchisme en le résumant très malhonnêtement à une « proposition concrète » empruntée au
PETIT ÉLOGE DE L’ANARCHISME de James C.Scott : l’abolition des feux rouges !! Il considère que l’État sera nécessaire pour traiter l’urgence chronique, en raison de son pouvoir de coercition et propose un « léninisme écologique ». La Russie de septembre 1917, confrontée à la famine, accentuée par la destruction des appareils de production et des structures logistiques par la guerre, aux graves inondations du printemps, dut prendre des mesures radicales contre « les moteurs de la catastrophe » : mettre fin à la guerre et maîtriser l’approvisionnement en saisissant les stocks et nationalisant les banques et les cartels, en abolissant la propriété privée. De la même façon, les États des pays capitalistes doivent « lancer un audit global de tous les flux d’importations et de toutes les chaînes d’approvisionnement », réaffecter leurs capacités de surveillance et de collecte des données des citoyens vers les entreprises, couper les chaînes qui mènent aux forêts tropicales, financer le reboisement et le réensauvagement des zones tropicales. Il rappelle qu’entre 2004 et 2012, les gouvernements de Lulla sont parvenus à stopper la déforestation de l’Amazonie brésilienne, en étendant les zones protégées, en enregistrant les biens fonciers, en punissant les auteurs d’abattage illégal. De la même façon, le gouvernement du Yémen du Sud a réussi à éliminer le trafic de cornes de rhinocéros utilisées pour la fabrication des poignards traditionnels, les janbiyas, en interdisant ceux-ci en 1972. Il est convaincu qu’ « encourager les consommateurs à s’amender de leur plein gré est une stratégie du passé » et que les États doivent reconvertir l’appareil répressif mobilisé pour arrêter les migrants afin de fermer les frontières aux marchandises prélevées dans la nature, nationaliser les entreprises d’extractions, de transformation et de distribution des combustibles fossiles et les transformer en compagnies charger de l’élimination du carbone par capture directe dans l’air. « Mais la conclusion tenace de notre comparaison initiale entre crise du corona et crise du climat est qu’il n’y a à peu près aucune chance qu’un État capitaliste fasse quoi que ce soit de semblable de sa propre initiative. Il faudrait qu’il y soit forcé, en usant de toute la panoplie des moyens de pression populaire à notre disposition, des campagnes électorales au sabotage de masse. Abandonné à lui-même, l’État capitaliste continuera à traiter les symptômes qui, du reste, finiront par atteindre un point de non-retour. » Pour éviter que l’action d’urgence d’un État ne déraille vers le totalitarisme, il préconise l’institution de formes de contrôle sur le pouvoir, « la vigilance contre la bureaucratie érigée en valeur suprême », « un ensemble de principes inviolables, en premier lieu, ne jamais porter atteinte à la liberté d’expression et de réunion ».

En comparant les moyens déployés pour lutter contre une pandémie surgie soudainement et le déni opposé depuis des décennies aux menaces de dérèglement climatique, Andreas Malm met en évidence les rouages idéologiques qui animent les gouvernements des pays capitalistes. Il démontre également comment ces catastrophes sont liées par une même cause à laquelle on ne s’attaque pas, se contentant d’en traiter (ou nier) les symptômes. Confrontés à des avalanches d’informations quotidiennes, il nous permet, par un propice recul, une saine mise en perspective. Nous laisserons les lecteurs faire leur propre tri parmi ses propositions et surtout leur mise en oeuvre, qui pourront parfois laisser dubitatif.




LA CHAUVE-SOURIS ET LE CAPITAL
Stratégie pour une urgence chronique
Andreas Malm
Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque
250 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2020
Titre original : Corona, Climate, Chronic Emergency, Verso Books, 2021
www.lafabrique.fr




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