28 septembre 2023

L’ATTESTATION

Au printemps 2020, une expérience grandeur nature de production de l’obéissance collective a eu lieu en France, pendant 55 jours : l’attestation à remplir, complément coercitif de l’enfermement national, soumit aux mêmes interdits et aux mêmes vérifications tout le monde, sans distinction. Théo Boulakia et Nicolas Mariot se penchent sur la production du conformisme et son ancrage social, à partir des pratiques et non des opinions. De la claustration totale au refus des règles, ils étudient les lignes de conduit des confinés, soumis à une surveillance de masse sans équivalent en Europe ni dans le monde.
Pour ralentir la propagation d'une pandémie qui menaçait de déborder les capacités hospitalière du pays le gouvernement français ordonna, après beaucoup d’hésitation, l'enfermement générale de toute la population, avec quelques exceptions soumises à la rédaction d’une « attestation dérogatoire ». Jusqu’au 11 mai, la police procéda à 21 millions de contrôles et distribua 1 100 000 verbalisations. Centrale dans la parole officielle, la responsabilisation et la confiance furent absentes des décisions prises : « en quelques heures, le nouveau régime juridique mis en place a transformé toute personne présente dans l'espace public en potentiel contrevenant ou hors-la-loi. »
L’enquête de Théo Boulakia et Nicolas Mariot confronte le récit selon lequel le « modèle chinois », le confinement façon Wuhan, se serait répandu à l’ensemble de la planète, à la réalité et met en évidence rapidement que l’assignation à résidence, bien au contraire, n’a pas été la règle générale, mais aussi qu’elle n’a eu qu’un effet très faible sur la baisse des contaminations. À travers les exemples colombien, philippin et ougandais, les deux chercheurs montrent que « les formes locales de mesures prises, leur intensité, ont toujours tendance à refléter des styles d’engagement de l’État et des manières de faire propre aux traditions nationales. En France par exemple, penser l'état d'urgence sanitaire comme prolongement de l'état d'urgence antiterroriste en place de novembre 2015 à novembre 2017 (et des politiques de gestion de l'ordre public déployées dans ce cadre) n'est pas inutile pour comprendre les modalités, juridiques et pratiques, de mise en œuvre du confinement. » L’usage du terme confinement dans les médias fut d’ailleurs sujet à caution : certains pays, par exemple, y compris la Chine et les États-Unis, n’étaient que partiellement confinés. Les intentions des gouvernements, si elles sont difficiles à discerner, entre bienveillance et autoritarisme, une continuité dans les pratiques est constatée. En Inde, par exemple, le Premier ministre Narendra Modi, confronté à de gigantesques manifestations contre une loi sur la citoyenneté explicitement discriminatoire à l'égard des migrants musulmans, parvient à dissoudre la contestation qu'il peinait à contenir, par l'imposition du confinement. Loin de se contenter de tels récits, les auteurs utilisent différentes études, qu’ils présentent et analysent, pour démontrer que « là où la “violence physique légitime“ est la panacée des gouvernants, l'enfermement s'est naturellement imposé comme politique de santé publique. » « Il est permis de douter que la mondialisation de l'enfermement ait été portée par le virus de la sollicitude. Il y a une affinité marquée entre confinement et pratiques répressives habituelles. » D'autres travaux montrent que la fermeture des lieux d'enseignement et de travail, la limitation des rassemblements ont beaucoup plus contribué à la baisse des décès et des contamination. Ils n'étaient toutefois pas disponibles au moment de la prise de décision. Différents classements, dont les critères d'évaluation sont discutés ici, ont jaugé la sévérité du confinement, plaçant le plus souvent les pays du Sud et de l’Est de l’Europe en tête : l’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce, la Serbie, la Pologne, etc.

Les auteurs reviennent ensuite sur la mise en place de l'état de urgence sanitaire et de l'obligation d'attestation, entre hésitation, emprunt au modèle italien mis en place dans la péninsule une semaine plus tôt, et bricolages. Si l'attestation semble relever du type d'instruments que la théorie politique a identifié, depuis Hegel, comme une caractéristique des États modernes, « des dispositifs qui demandent aux individus d'être les agents de leur propre conduite pour que l'assujettissement soit plus qu'une simple puissance de fait et devienne consentement à l'autorité », ils notent que c'est bien l'autorité extérieur, le gouvernement, qui fixe l'interdiction, la contrainte et les autorisations dérogatoires. En réalité, on ne peut que « s'autoriser à » tricher. Après les tout premiers discours appelant à la responsabilité de chacun, « l'objectif est très tôt clairement exposé : il s'agit de “pénibiliser“ chaque sortie tout en donnant aux forces de l'ordre les outils pour démasquer la faute, l'erreur ou la tricherie ». «À l'honneur se substitut, dès le 23 mars, l’horodatage. » L’attestation est « un dispositif disciplinaire dont l'objectif vise d'abord à fournir aux contrôleurs les informations dont ils ont besoin pour surveiller et punir ». Rapidement, la bonne foi de certains est rejetée, la « cohérence », la probité des comportements des « sortants », la sincérité de leur motivation sont jugées. Tous les contrôles deviennent légitimes, puisque le soupçon d'infraction s’applique désormais à tous.

Théo Boulakia et Nicolas Mariot analysent ensuite l'activité des forces de l'ordre au printemps 2020, en confrontant contrôles et verbalisations, en recherchant les territoires et les groupes sociaux les plus touchés par la répression, en vérifiant si les variations observées sont imputables à la politique policière locale ou au comportement de la population. Forts de leur propre enquête, basée sur un questionnaire en ligne auquel ont répondu 16 000 personnes, ils établissent la probabilité d'être contrôlé selon l'âge, le genre, la profession ou le lieu de résidence. Ainsi, les zones rurales ont été parmi les plus touchées par les contrôles mais les moins verbalisées. « Les trois territoires les plus pauvres de France figurent dans le top 5 des départements les plus verbalisés » alors même qu’ils sont les plus rigoureusement confinés. « Les acharnements les plus spectaculaires s'expliquent moins par le comportement des populations que par les initiatives locales des maires et des responsables policiers, dans des départements obnubilés par la question sécuritaire et parfaitement équipés pour la surveillance de masse. » Enfin, les amendes ont constitué «une nouvelle arme – redoutable – pour chasser les jeunes hommes noirs et maghrébins des espaces publics ».

 L'analogie entre le confinement et les politiques de conservation de la nature, notamment lors de la création des parcs nationaux aux États-Unis, permet de comprendre la fabrication de hors-la-loi à l’oeuvre, et de « communautés hétérogènes et plus ou moins éphémère qui se forment dans les zones soustraites à l'influence de l'État ». Une véritable « sociologie de la discipline » devient possible dès lors que toutes les personnes résidant en France ont été concernées par le confinement, du 18 mars au 10 mai 2020, au même titre et quelles que soient leurs caractéristiques sociales. Les auteurs ont identifié six « espèces » de confinés : les légalistes, les exemplaires, les insouciants, les réfractaires, les protestataires et les claustrés, qu'ils présentent, comparent et et analysent. Les pratiques discrètes de contestation, faute de pouvoir manifester ouvertement, que James C. Scott appelle les « armes des faibles », ont notamment attiré leur attention. Un chapitre est également consacré aux « attraits de l'enfermement », avec ce que David Graeber appelle « l’utopie des règles », et qui peuvent suivre plusieurs mécanismes : l'acceptation du sort du confiné par la domestication des règles, le plaisir de « ralentir », de « profiter », le consentement suscité par un « privilège » (subjectif), une dérogation spéciale, comme par exemple la propriété d'un chien, lequel a fonctionné, dans un premier temps du moins, comme une attestation visible de sortie légitime.
Les nombreuses dénonciations sont tout également analysées. Au nom du salut public, certaines victimes de nuisances ont ainsi endossé « les habits de délateurs bénévoles », en pratiquant « un usage stratégique du droit ». Enfin, l’enfermement des femmes est évoqué, avec le surcroît de travail domestique, la segmentation genrée du marché du travail qui a contraint bon nombre à continuer à aller travailler, en « première ligne », mais aussi la « séquestration », le contrôle coercitif et les violences conjugales exercés par certains conjoints.

Leurs conclusions sont assez sévères, puisqu’ils constatent la banalisation de l’exception et l’acceptation des « bricolages autoritaires » comme mode de gouvernement, même si des stratégies individuelles ont souvent permis l'aménagement d'un quotidien moins contraint. Amer constat  « qu’une nouvelle union sacrée justifiant suspension des libertés et gouvernement secret sans contrôle ait pu se répéter presque à l'identique un siècle après la Grande Guerre, voilà qui n'est pas le signal d'un grand mûrissement démocratique. »
Cette étude rigoureuse, exhaustive et largement accessible permet de confirmer et préciser certaines intuitions, certains ressentis. Loin d’être anecdotique, cette « expérience d’obéissance de masse » aura certainement laissé des traces qu’il est bon de comprendre et identifier afin de pouvoir s’en défaire.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

L’ATTESTATION
Une expérience d'obéissance de masse, printemps 2020
Théo Boulakia et Nicolas Mariot
446 pages – 13 euros
Éditions Anamosa – Paris – Septembre 2023
anamosa.fr/livre/lattestation-une-experience-dobeissance-de-masse-printemps-2020/



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