À chaud, Karl Marx raconte les événements qu’il a suivi depuis Londres, les manœuvres affligeantes d’un Thiers isolé, d’une Assemblée contestable et contestée, leurs tractations désespérées et déshonorantes avec Bismark. Il dénonce « la conspiration de la classe dominante pour abattre la révolution par une guerre civile poursuivie sous la patronage de l’envahisseur étranger ».
Il revient avec précision sur le demi-siècle de la carrière politique de Thiers, « ce nabot monstrueux », expression intellectuelle la plus achevée de la corruption de classe de la bourgeoisie française, avocat sans le sous qui réussit, comme maire de Paris pendant le siège, à tirer par escroquerie une fortune de la famine.
Le Second Empire avait plus que doublé la dette nationale et lourdement endetté toutes les grandes villes. La guerre avait enflé les charges d’une manière effrayante et ravagé sans pitié les ressources de la nation. Et maintenant, la Prusse réclamait 5 milliards d’indemnités. Ce n’est qu’en renversant la République par la violence que ceux qui s’appropriaient la richesse pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d’une guerre qu’ils avaient eux-mêmes provoquée. C’est pourquoi la paix avec la Prusse fut si vite signée, sans débat parlementaire, sans négociations. Et les « patriotiques représentants de la propriété terrienne et du Capital », sous la protection de l’envahisseur, réussirent à greffer sur la guerre étrangère, une guerre civile, une « rébellion de négriers ».
Karl Marx raconte ensuite le déclenchement des hostilités contre Paris, depuis l’expédition nocturne envoyée par Thiers contre Montmartre pour y saisir par surprise l’artillerie de la Garde nationale. Il pense que le Comité central commit une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles sans défense.
La révolution de 1930 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes. La forme adéquat de leur « gouvernement par actions » fut la République parlementaire avec Louis Bonaparte pour président. C’était un régime de terrorisme de classe avoué. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l’État, sans ménagement et avec ostentation, comme l’engin de guerre national du Capital contre le Travail. « Le bonapartisme est la forme la plus prostituée et dernière à la fois de ce pouvoir d’État que la société bourgeoise naissante avait entrepris de parfaire comme l’outil de sa propre émancipation du féodalisme. » Karl Marx développe un peu plus cette généalogie de l’État en France, de « cet avorton surnaturel de la société », dans le texte préparatoire proposé en annexe : « Matériaux de l’État ».
L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune.
La Commune fut composée de conseillers municipaux élus au suffrage universel et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était des ouvriers. La Commune devait être, non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments matériels du pouvoir, décrétées la séparation de l’Église et de l’État, l’expropriation de toutes les églises, la totalité des établissements d’instruction furent ouverts au peuple gratuitement.
L’ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes. La Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués. Ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des délégués à la délégation nationale. Les délégués devaient être révocables à tout moment et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. L’unité de la Nation ne devait pas être brisée mais au contraire organisée par la Constitution communale. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes.
La Commune entendait abolir la propriété de classe qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques uns. Elle visait à l’expropriation des expropriateurs.
La classe ouvrière n’attentait pas de miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple.
La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action : le gouvernement du peuple par le peuple, l’abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers, l’interdiction de la pratique des amendes sous multiples prétextes pour réduire les salaires, la remise aux associations d’ouvriers, sous réserve de compensation, de tous les ateliers et fabriques fermés.
Les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police.
Mais « la civilisation et la justice de l’ordre bourgeois » se montrent sous leur jour sinistre chaque fois que leurs esclaves se lèvent. Elles « se démasquent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi ».
Karl Marx dénonce les nombreux mensonges et la propagande de « Thiers et de ses chiens », comme ceux à propos de l’archevêque de Paris abattu par les insurgés avec soixante-trois autres otages, alors qu’un échange fut proposé contre le seul Blanqui, alors que cette pratique fut « instituée » par les Prussiens et que Thiers l’appliqua avec un rare et rigoureux systématisme. « Tout ce chœur de calomnies que le parti de l’ordre ne manque jamais, dans ses orgies de sang, d’entonner contre ses victimes, prouve seulement que le bourgeois de nos jours se considère comme le successeur légitime du baron de jadis, pour lequel toute arme dans sa main était juste contre le plébéien, alors qu’aux mains des plébéiens la moindre arme constituait par elle-même un crime. »
La Prusse se comporta comme un spadassin lâche, un spadassin à gages, lié d’avance par le paiement du prix du sang, ses 500 millions, à la chute de Paris. Ce fût « le châtiment de la France athée et débauchée par le bras de la pieuse et morale Allemagne ». Mais qu’après la plus terrible des guerres modernes, le vaincu et le vainqueur fraternisent pour massacrer en commun le prolétariat prouve la désagrégation complète de la vieille société bourgeoise.
Pamphlet et panégyrique à la fois, ce texte contribua à rendre leur honneur aux vaincus, à donner la parole aux perdants face aux ignominies et aux ordures diffusées par les vainqueurs, à répandre l’édification de la Commune au rang de mythe. Regard historique de première importance.
En annexe, cette édition offre un document préparatoire du plus grand intérêt dans lequel Marx se révèle foncièrement antiétatique en s’en prenant violemment à « l’appareil d’État centralisé qui, avec ses organes militaires, bureaucratiques, cléricaux et judiciaires, omniprésents et compliqués, enserrent le corps vivant de la société civile, comme un boa constrictor ». Cette critique sous sa plume, mérite que l’on si attarde, tant elle est absente de ce que l’on retient habituellement du marxisme.
La postface de Mathieu Léonard enfonce encore le clou en reprenant d’autres textes de Marx à ce propos et montrant comment il a pu être déformé par la suite. Il exhume également des déclarations de Lénine qui promettait s’assigner « comme but final la suppression de l’État », bien que son rêve d’un monde où « chaque cuisinière saurait gouverner l’État », où le socialisme réduirait la journée de travail pour permettre à tous de remplir les « fonctions publiques », comme il le décrit dans « L’État et la révolution », se transforma rapidement en cauchemar, celui d’un État totalitaire qui enrôlait de force la dite cuisinière.
LA GUERRE CIVILE EN FRANCE
Adresse du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs
Karl Marx
Suivi de MATÉRIAUX SUR L’ÉTAT
Postface de Mathieu Léonard
162 pages – 5 euros.
Éditions Entremondes – Genève-Paris – avril 2012
http://entremonde.net/
Première édition : THE CIVIL WAR IN FRANCE – Edward Turnlove éditeur – Londres – Juin 1871
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