Dès 1963, une grève sauvage des mineurs, autant dirigée contre les responsables syndicaux que contre le patronat, éclate puis, en 1964, celle des ouvriers de l’usine Renault de Flins et sur les chantiers navals à Nantes. Des barricades sont érigées en 1966 à Redon et au Mans, chez Rhodiacéta à Lyon, à Besançon. En janvier 1968, étudiants, paysans et travailleurs affrontent la police à Caen. C’était la première fois depuis 1936 que des travailleurs en grève occupaient les usines, remettant en question, au-delà des revendications économiques, le modèle de production, la structure syndicale et la société gaulliste.
L’omniprésence de la police, seul et unique « interlocuteur » de l’État, accélère la politisation des mouvements, et la violence déployée provoque un élan de sympathie jusque dans les classes moyennes initialement peu favorable aux manifestants.
La guerre d’Algérie et surtout la distorsion entre le discours humaniste officiel de la France et ses pratiques, ont provoqué une « rupture d’identification, une désidentification à grande échelle. Le Parti communiste devient la « gauche respectueuse » tandis que la gauche radicale voit le jour. La charge meurtrière de la police le 8 février 1962 à la station de métro Charonne rend visible la guerre en plein Paris, même si cet « événement français » occultera longtemps le 17 octobre 1961 (voir à ce sujet : LA BATAILLE DE PARIS - 17 octobre 1961). Kristin Ross revient brièvement sur le parcours du Préfet de Paris d’alors, Maurice Papon. Elle explique comment en 1945 les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été créées pour remplir les 7000 postes laissés vacants par des agents compromis avec le régime de Vichy, en intégrant d’anciens membres de la Résistance. En 1947, beaucoup désobéissent aux ordres de réprimer une révolte de travailleurs (pendant laquelle fut utilisé pour la première fois le slogan « CRS=SS ») si bien qu’une seconde « épuration » fut menée en 1951 afin d’éliminer les « sympathisants communistes » de la police, réintégrant les officiers précédemment écartés mais conservés dans une police parallèle pour surveiller les syndicats et le PCF.
Sa politique coloniale est le talon d’Achille de la figure mythique du gaullisme « unificateur de la nation ». Le 30 mai 68, De Gaulle à son retour de Baden Baden où il a rencontré le général Massu proche des généraux fascistes du putsch manqué de 1961, imposera sa stratégie sur le terrain même où il est contesté. 300 000 personnes descendent dans la rue pour le soutenir en scandant des slogans révélateurs de la rupture : « La France aux Français », « Les ouvriers au boulot », « Cohn-Bendit à Dachau ». Le 27 mai, Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, avait été hué par les ouvriers de Billancourt à qui il venait annoncer le contenu des accords de Grenelle, négociés à la hâte pour tenter de mettre fin à la grève. En juin, tandis que toutes les organisations gauchistes sont déclarés illégales, une cinquantaine de membres de l’OAS condamnés pour assassinat, parmi lesquels les généraux putschistes d’extrême droite, sont amnistiés. Les manifestations furent interdites pendant 18 mois. La menace n’avait pas été la prise fort improbable du pouvoir par les étudiants mais le rapprochement de ceux-ci avec les luttes de masse, le débordement qui menaça l’existence même des organisations. Dès lors, la stratégie du gouvernement, et aussi des syndicats, avait été de les séparer, par tous les moyens : « séquestration des manifestants dans le ghetto du Quartier latin », occupations d’usine pour ancrer les ouvriers à leur place et supprimer les communications.
Pour chercher à comprendre les aspirations du mouvement de mai 68, Kristin Ross revient sur la distinction entre la tendance léniniste de la révolution, qui vise la prise de pouvoir jusqu’à en « devenir sa réplique fidèle avec la division hiérarchique qui demeure le fondement de l’État », et les théories de Rosa Luxemburg qui s’appuient sur la base pour créer l’embryon de la société nouvelle. Elle décrit le fonctionnement des nombreux Comité d’action (plus de 460 le 31 mai dans la seule région parisienne) et explique que le mouvement ne cherchait nullement à s’emparer du pouvoir mais à réaliser des formes de démocratie directe et d’auto-organisation collective.
La Chine maoïste incarnait dans le tiers-monde le renouveau de la promesse de socialisme révolutionnaire qui avait été trahie par l’Union soviétique.
Le combattant vietnamien fournissait la figure de transition entre l’Autre colonial et le travailleur français, comme l’avait fait l’Algérien au début des années 60. Le Viêtnam fût l’étincelle qui alluma le brasier de la violence étudiante et permit de développer une position communiste dissidente du PCF, plus radicale. Beaucoup de Comités Viêtnamiens de Base (CVB), créés en 1967, devinrent des Comités d’action en mai.
L’Occident cessait d’être « la mesure de tout ». Les éditions Maspero, notamment, ont contribué à la diffusion des écrits de Frantz Fanon, de Che Guevara, etc. La théorie n’était plus générée par l’Europe mais par le tiers-monde.
La pratique de l’ « établissement » consistait pour des intellectuels à se faire engager dans les chaînes des usines dans l’objectif de créer de nouvelles relatons sociales à la base.
Kristin Ross recense également quelques publications, notamment dans le domaine de l’histoire sociale, qui avaient pour soucis commun de prolonger l’effervescence intellectuelle, d’orienter l’action politique.
Libération fut fondé en mai 1973, sous les auspices de Jean-Paul Sartre, pour « aider les gens à prendre la parole ». Tous les employés percevaient le même salaire et partageaient équitablement les tâches de rédaction et de production. Mais rapidement, le journal a délaissé ses humbles origines maoïstes pour devenir ce que ses journalistes nomment eux mêmes la « Pravda de la nouvelle bourgeoisie ».
Kristin Ross analyse que la commémoration du vingtième anniversaire fut plus précisément son procès, prélude au bicentenaire de la Révolution française. François Furet et les Nouveaux Philosophes oeuvrèrent ensemble à coproduire et à diffuser un nouveau vocabulaire critique centré sur le thème du « totalitarisme », une doxa selon laquelle les « excès » de la Révolution française sont considérés comme les racines des discours et des pratiques totalitaires. De la même façon, Mai 68 est présenté comme une violence infligée au cours naturel des choses, à la marche vers le libéralisme. Des stratégies narratives comme l’autocritique ou le concept même de « génération », des astuces rhétoriques et des personnalités, seront à l’oeuvre dès le milieu des années 70 puis plus efficacement dans les années 80, pour construire le récit révisionniste dominant de 68.
Bernard Kouchner, par exemple, en s’arrogeant, dix ans plus tard, la « découverte » du tiers-monde, toujours damné mais victime de la misère née des famines, des inondations et des dictatures. Il balayera toutes les relations du mouvement avec les luttes anti-coloniales et anti-impérialistes, réduira à néant toute la subjectivation politique.
La dimension collective est occultée, résumée à quelques leaders qui deviennent emblématiques dans la mesure où ils s’émancipent de leur militantisme passé, renoncent à « leurs illusions ». De même pour réduire le mouvement à un mai étudiant centré sur le Quartier latin, les grèves et les nombreux évènements hors de Paris sont effacés des souvenirs. Les Nouveaux philosophes (dont Gilles Deleuze a sévèrement critiqué la vacuité de la pensée) ont créé une confusion entre « totalité » et « totalitaire » pour discréditer toute analyse systémique, toute pensée vaguement utopique, toute tentative de changement social qui ne pourrait qu’être porteur des germes du « goulag ». Il s’agissait de réduire l’ensemble des débats et des actions politiques de Mai 68 à l’expression d’une immense illusion collective.
Dès lors, vidé de sa dimension politique, il ne restait plus qu’à « réencoder » Mai comme « un moment d’adaptation de la modernité d’un capitalisme longtemps en sommeil ». À la manière d’un « album de famille », la « génération » était désormais résumée à « ceux qui sont passés du col Mao au Rotari club», « petite clique » d’ex-leaders étudiants, « irrépressibles individualistes » essentiellement intéressés par la « libération des moeurs », « presque tous engagés dans la culture et la communication », désormais ravis de faire partie intégrante de l’ordre établi. À contre-sens complet, Mai est désormais présenté comme un mouvement de modernisation marchant de pair avec l’économie de marché, et toutes nouvelles revendications et préoccupations, comme celle des grèves de 1995 par exemple, sont considérées comme des anomalies anachroniques, rétrogrades et conservatrices.
Dénonçant cette lente et très efficace confiscation de la mémoire de Mai 68, Kristin Ross réhabilite ses dimensions sociale et politique occultées par les discours révisionnistes, en particuliers ceux d’une gauche convertie au vertus du libéralisme. Son analyse, appuyée sur les tracts et affiches publiés à l’époque, les ouvrages et articles parus depuis, notamment lors des commémorations, ainsi que des documents audiovisuels, permet une réappropriation de ce passé.
Ouvrage nécessaire pour comprendre cette technique idéologique à l’oeuvre aujourd’hui encore et la combattre, pour ne jamais se laisser déposséder de sa parole.
MAI 68 ET SES VIES ULTÉRIEURES
Kristin Ross
Traduit de l’anglais par Anne-Laure Vignaux
258 pages – 19,90 euros
Éditions Complexe – Collection « Questions à l’Histoire – Bruxelles – Février 2005
376 pages – 12,20 euros
Éditions Agone – Marseille – Octobre 2010
https://agone.org/
De la même auteur :
LA FORME-COMMUNE
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