Le Rojava représente la première révolution du XXIème siècle et entretient une filiation directe avec l’insurrection zapatiste au Chiapas dans les années 1990 et la Commune de Paris. La Commune de Paris était bien plus qu’un « laboratoire vivant d’invention politique » car elle exprimait la rupture avec la vision moderniste selon laquelle toutes les sociétés civilisées devaient forcément être organisées sur une base étatique. En faisant référence à l’union libre de collectifs autonomes et la confédération libre des peuples, la Commune représentait la première tentative d’auto-émancipation politique.
Les contributions d’activistes, d’intellectuels radicaux, de militants kurdes réunies dans cet ouvrage, reviennent sur l’histoire du Kurdistan, partagé entre quatre États-nations constitués arbitrairement à la fin de la Première guerre mondiale, l’origine de la résistance jusqu’au nouveau paradigme, sa signification pour le reste du monde.
Janet Biehl, compagne et collaboratrice de Murray Bookchin pendant les vingt dernières années de sa vie, analyse les emprunts d’Abdullah Öcalan à la pensée de Bookchin. Dans la société naturelle les hommes vivaient en symbiose avec la nature et les communautés humaines faisaient partie de l‘écologie naturelle. L’État imposa de façon permanente la hiérarchie et légitima l’accumulation des biens et des richesses. La montée de la hiérarchie a introduit l’idée de la domination de la nature qui était désormais considérée comme une ressource. C’est en Mésopotamie que la civilisation a commencé. L’avénement d’une civilisation démocratique engloberait tout le Moyen-Orient, constituant un réseau au-delà des frontières nationales et produisant la liberté (mot apparu pour la première fois en sumérien : amargi) et un véritable renouveau géopolitique et culturel.
Les contributions d’Immanuel Wallerstein et de John Holloway permettent de situer le mouvement de libération kurde dans la quatrième guerre mondiale, « la guerre du capitalisme contre l’humanité ». « La stratégie apparemment réaliste consistant à créer une société différente par le biais de l’État est absolument irréaliste. » (John Holloway)
Le texte d’Abdullah Öcalan sur les principes du confédéralisme démocratique est rare. S’il a publié plus de dix ouvrages, ils sont difficiles à trouver en français. Il revient sur la création du PKK dans les années 1970, sur le modèle des mouvements de décolonisation, dans un climat politique et idéologique international bipolaire. À partir des années 90, il s’agit de rompre le lien de causalité entre la question kurde et la domination mondiale imposée par le système capitaliste moderne par un projet démocratique. « Les démocraties gouvernent là où les États se contentent d’administrer. Les États sont fondés sur la force, les démocratie se basent sur le consensus. » « L’état se dirige constamment vers toujours plus de centralisation, et ce afin de soutenir les intérêts des monopoles du pouvoir. Le confédéralisme fonctionne de manière exactement inverse » en mettant la société au centre de la réflexion politique. « L’État-nation est une entité à structure principalement militaire. Les États-nations sont toujours plus ou moins les produits de guerres intérieures et extérieures. » « Le fascisme est la forme d’État-nation la plus pure. » « Une démocratie qui veut devenir État creuse sa propre tombe. »
D’autres militants s’expriment : Pierre Barbancey, grand reporter à l’Humanité raconte son reportage à Kobané puis Gabar, ancien légionnaire de 48 ans vivant à Clermont-Ferrand, son engagement dans les rangs des YPG.
Yann Renoult, auteur des quelques photographies reproduites au centre du livre, explique comment le camp de Maxmur, à 100 kilomètres au sud de Mossoul, dans le désert irakien, a été l’un des premiers lieux où le confédéralisme démocratique a permis aux exilés du Kurdistan turc de s’auto-organiser et de survivre. Cette expérience, tentée par le PKK avec 15 000 habitants à partir de 1998, a été cruciale au moment de l’étendre à l’échelle d’une région de 3 millions d’habitants.
David Graeber a été particulièrement impressionné par l’application de la démocratie directe, notamment à l’école de police où tout le monde doit suivre des cours de résolution non violente des conflits et sur le féminisme avant d’être autorisé à toucher une arme à feu. L’intention des dirigeants de l’école étant d’offrir à tout le monde une formation de six semaines afin de pouvoir supprimer la police. « Toute ma vie, j’ai réfléchi sur comment et quand et où mettre mes idées en pratique. Les gens me déclarent fou quand je leur dis que c’est possible. Eh bien là, les gens sont en train de mettre la théorie en pratique. Si eux prouvent qu’une société égalitaire et démocratique est possible, ça changera radicalement la conscience des gens sur la potentialité humaine. Moi-même, après dix jours au Rojava, je me sentais dix ans plus jeune. » confie-t‘il.
L’exposé de Dilar Dirik porte sur l’importance du féminisme. Ce chapitre, avec les suivants, sont sans doute les plus intéressants. Elle explique comment Abdullah Öcalan, depuis sa cellule sur l’île d’Imrali, a entrepris de retracer les racines de l’oppression jusqu’à l’émergence de la forme étatique et du patriarcat. Les organisations sociales de l’ère néolithique ont évolué de la vie communale pour s’engager dans la formation de la première civilisation étatique du Sumer ancien. Pour Öcalan, l’État représente le « péché originel de l’humanité » et il défend l’idée que les mouvements socialistes, communistes et d’indépendance nationale ont failli en se préoccupant d’abord de l’État plutôt que du développement et de l’approfondissement de la démocratie. Pour lui, les femmes représentent historiquement la « première colonie » et la masculinité se situe au cœur des problèmes sociétaux. « Le mâle est un système. Le mâle est devenu un État et s’est mué en culture dominante. Oppression de classe et oppression sexuelle se développent mutuellement. La masculinité a généré la gouvernance du genre, de classe et étatique. Quand l’homme est analysé dans ce contexte, il est évident que la masculinité doit disparaître. En effet, annihiler le mâle dominant est en quelque sorte le principe de base du socialisme. Annihiler le pouvoir signifie tuer la domination unilatérale, l’inégalité et l’intolérance. Et c’est à partir de là, aussi annihiler le fascisme, la dictature et le despotisme.» explique-t’il.
La démocratie radicale est en train de naître au Rojava grâce au fait que, à l’inverse des configurations capitalistes avancées, le sentiment communautaire n’y est pas encore mort. Mais ce n’est nullement une coïncidence que deux lignes, d’un côté des femmes souriantes, pleines d’espoir et de l’autre des assassins violeurs et violents qui bâtissent leur hégémonie noire sur la destruction et la brutalité fasciste, s’opposent justement là où les premières structures étatiques ont commencé à émerger il y a cinq mille ans. « Le Rojava est une véritable révolution du peuple, une tentative qui ose imaginer et créer un autre monde. »
Facile Yildirim enfonce le clou et approfondit cette nature sexiste de la civilisation basée sur l’État depuis 5 000 ans. « Les valeurs morales, qui étaient matriarcales, furent éliminées au prétextes d’être « primitives ». Le collectif fut subsumé par l’individu. L’économie basée sur le partage et la nécessité fut remplacée par une économie d’exploitation. Le surplus créé par le travail fut monopolisé et la propriété fut créée à partir du surplus. Pour la première fois, les communautés eurent affaire à la hiérarchie, au capital et à l’exploitation. » « Un grand massacre contre la femme a été commis aux niveaux de sa valeur sociale et de son existence physique. » « Avec l’apparition des religions monothéistes, l’esclavage de la femme est devenu loi divine. » Au XXème et au XXIème siècles, les « libertés individuelles » sont fétichistes et les valeurs sociétales pillés. Les structures de pouvoir développent de nouvelles méthodes pour s’infiltrer dans tous les recoins du tissus social. « La féminité est maintenant un sujet de marketing. » « La réification de la femme renforce le sexisme sociétal. Les publicités sont les outils idéologiques les plus puissants du capitalisme financier et elles produisent les messages idéologiques les plus efficaces. » « Les hommes ne voient pas l’anéantissement de la volonté des femmes comme un viol et acceptent le rôle qui a été créé pour eux. »
Comme on peut le voir, la révolution kurde dépasse largement la question nationaliste. Le paradigme qu’elle propose pourrait contaminer le Moyen-Orient et bien au-delà, à condition de l’entendre. Cet ouvrage contribue à en faire comprendre les enjeux. À l’instar des zapatistes du Chiapas il y a 20 ans, les kurdes nous tendent une perche.
LA COMMUNE DU ROJAVA
L’Alternative kurde à l’État-nation
Coordination de Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond
Contribution de Reza Altun, Cremig Bayik, Piette Barbancey, Janeth Biehl, Kristel Cuvelier, Dilar Dirik, Eirik Eiglad, Gabar, David Graeber, John Holloway, Sylvie Jan, Nursel Kiliç, Saleh Kobanê, Michael Löwe, Saleh Muslim, Abdullah Öcalan, Can Polat, Yann Renoult, Sebahat Tuncel, Miche Verrier, Immanuel Wallerstein.
210 pages – 18 euros
Éditions Syllepse – Collection « Utopie critique » – Paris – Mars 2017
Éditions Critica – Bruxelles – Mars 2017
PDF mis à disposition par l'éditeur.
Table des matières :
Introduction : Le changement par en bas - Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond
LE ROJAVA ET LE NOUVEAU PARADIGME KURDE
1. Rojava: la démocratie directe comme alternative à la guerre - Kristel Cuvelier
2. Bookchin, Öcalan et la dialectique de la démocratie - Janet Biehl
3. Remarques sur la contestation de la modernité capitaliste - Immanuel Wallerstein
4. La quatrième guerre mondiale et comment la gagner - John Holloway
5. La feuille de route pour la paix du prisonnier d’Imrali - Michel Verrier
LA PAROLE AUX MILITANTS KURDES
6. Le confédéralisme démocratique - Abdullah Öcalan
7. L’origine et les implications pratiques d’un changement de paradigme - Entretien avec Cemil Bayık
8. Il existe une alternative à la guerre - Entretien avec Reza Altun
9. «Nous n’avons même jamais revendiqué Qamishlo comme ville kurde » - Entretien avec Reza Altun
10. «La seule façon de garder la Syrie ensemble est d’instaurer un système décentralisé, démocratique et laïc». - entretien avec Salih Muslim
11. La chute d’Alep-est - Polat Can, commandant de l’YPG
LA THÉORIE MISE EN PRATIQUE
12. À l’automne 2014, dans Kobané assiégée - Pierre Barbancey
13. Maxmur, un petit laboratoire du confédéralisme démocratique - Yann Renoult
14. «Les aider, c’est nous protéger nous-mêmes» - Gabar
LES FEMMES AU CENTRE DE LA LUTTE
15. Perdre contre une bande de féministes, c’est l’ultime humiliation (pour l’état islamique) - David Graeber
16. Féminisme et mouvement kurde de libération - Dilar Dirik
17. Le féminisme comme donnée centrale dans la lutte pour l’émancipation - Entretien avec Sebahat Tuncel
18. La caractéristique immuable d’une civilisation basée sur l’état: le sexisme - Fadile Yildirim
UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE
19. Les assemblées citoyennes, de la Nouvelle-Angleterre au Rojava - Janet Biehl
20. L’alternative communaliste à la modernité capitaliste - Eirik Eiglad
21. Toutes les économies sont, au bout du compte, des économies humaines ou, quelles sont les conditions matérielles qui produiraient le genre de personnes que l’on aimerait le plus avoir comme amis? - David Graeber
22. La transformation sociale et écologique entretien avec des militants du mouvement écologiste de la Mésopotamie
Conclusion comprendre et soutenir le combat des kurdes pour une société libérée
Voir aussi :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire