23 mars 2018

LES ANNÉES 30 REVIENNENT ET LA GAUCHE EST DANS LE BROUILLARD

Observant la part né-conservatrice de l’air du temps, ses affinités périlleuses avec les années 30 qui donnent corps à un « post-fascisme », Philippe Corcuff propose d’analyser ce climat idéologique et politique nauséabond, de tenter de réagir au mieux à « l’extension du domaine de la haine », à ses pièges qui sont en train de se refermer sur nous.

Les analogies qu’ils pointent avec les années 30, sont une comparaison faite de ressemblances et de dissemblances. Il ne s’agit pas d’un strict retour aux années 30 mais à des échos, dans un contexte socio-historique différent. La notion de « postfascisme » est définie par le géographe libertaire Philippe Pelletier, incarnée par un Front national républicain, laïcisé, davantage euphémisé dans l’expression de la xénophobie, nettement moins militarisé.
Philippe Corcuff fait reposer son étude sur de nombreux écrits ainsi la notion de « révolution conservatrice » est abordée par Pierre Bourdieu dans un chapitre de L’Ontologie politique de Martin Heidegger : hier comme aujourd’hui, il ne s’agit pas d’un appel à la conservation de l’ordre établi mais à un changement radical par un « discours confus, syncrétique ». Il précise que « l’accent « révolutionnaire » est affadi en rebellitude à double face (Alain Soral/Éric Zemmour) et mis en spectacle dans les médias (pourtant vitupérés !) et sur internet dans notre présent glauque ». Leurs cibles sont désormais les « bobos de gauche », les antiracistes, les immigrés, les internationalistes, la « communauté homosexuelle », les journalistes… mais les mécanismes restent similaires. Cependant ce terreau culturel et intellectuel favorable à l’installation d’un postfascisme, n’est ni une cause ni une motivation.
Gérard Noirel dans Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe et XXe siècle) pointe « les corrélations entre les effets sociaux de la crise économique et la politisation de ce qui devient un « problème », « l’immigration », autour d’un « discours national-sécuritaire ». Et l’on peut parfaitement trouver un parallèle entre la banalisation du « problème juif » des années 30 à celui du « problème musulman » aujourd’hui, notamment à travers « l’affaire du voile islamique » entre 1989 et 2004. Les professionnels de la parole publique détiennent toujours le pouvoir dans la fabrication des discriminations et des stéréotypes.
Loubet del Bayle a étudié Les Non-conformistes des années 30, responsables des interférences et des brouillages idéologiques entre extrêmes droite, droite, gauche et gauche radicale qui participent à la confusion de repère, processus qui s’observe également de nos jours.
Pierre Laborie décrit L’Opinion française sous Vichy, marquée par « un remarquable confusionnisme », un brouillard idéologique alimenté par « le mythe du complot », discours conspirationniste qui fait aussi partie de l’arsenal néoconservateur. « Le conspirationnisme nie la complexité du réel, dont il va proposer une explication univoque et mono causale. » (Emmanuel Taïeb)
Philippe Burrin explique dans La Dérive fasciste, comment la fétichisation de la nation glisse d’une acceptation républicaine à un sens nationaliste autoritaire et xénophobe.

Philippe Corcuff s’intéresse ensuite à Alain Soral et Éric Zemmour pour comprendre leurs contributions à la trame idéologique néoconservatrice d’aujourd’hui. « Le contenu intellectuel de leurs écrits apparaît des plus médiocres par rapport aux critères du travail intellectuel aujourd’hui en cours au sein de la philosophie et des sciences sociales. On a plutôt affaire à un bricolage de lieux communs et à une grande désinvolture dans le rapport aux faits observables comme sur le plan de la solidité des raisonnements et des arguments. C’est de la pensée pour sitcom télévisée. »
On trouve chez Soral une obsession antisémite, masqué par le vocale « antisioniste », un conspirationnisme proliférant, un antiféminisme machiste et viriliste, une homophobie haineuse, un nationalisme classique. « Chez Soral, la prétention intellectuelle est immense, mais la rigueur intellectuelle est presqu’inexistante. » « Une sorte de « bon sens critique », sans démonstration ni faits, qui subrepticement prend la place de la critique sociale argumentée ! » Il encourage la constitution d’une alliance nationaliste et « anti-impériale » des catholiques intégristes et des « musulmans patriotes » contre le Mal « juif », allant jusqu’à un soutien à la République islamique d’Iran, au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien.
La xénophobie d’Éric Zemmour relève de l’islamophobie, de l’arabophonie et de la négrophobie. Il propose des passerelles idéologiques entre la « droite décomplexée » au sein de l’UMP et le Front National.
Philippe Corcuff analyse ensuite comment certains intellectuels participent à ce confusionnisme tétanisant :
Élisabeth Lévy qui entend imposer une idéologie du politiquement incorrect, renversant les significations et participant au brouillage des repères.
Alain Finkielkraut dont les dérapages xénophobes trahissent une conception essentialisante de « l’identité nationale ».
Daniel Schniedermann qu’il cite comme exemple de journaliste de gauche qui succombe aux charmes de la transgression et s’aventure ponctuellement (au moment de « l’affaire Dieudonné ») « dans les marécages du confusionnisme ». Il en appelle à ce que Max Weber nommait une « éthique de responsabilité », c’est-à-dire un soucis des conséquences de ses actions et de ses paroles, du contexte dans lesquelles elles tombent.
« Le « politiquement incorrect » prétend avoir le monopole de la critique. La critique a été victime d’un rapt. »

Il s’intéresse ensuite à quelques auteurs de gauche, de façon polémique mais à titre d’exemple comme « désarmeurs imprudents des résistances anticonservatrices et antifascistes » qui accroissent le « brouillage idéologique et la paralysie intellectuelle des gauches » :
ceux qui développe la problématique de « l’insécurité culturelle »
ceux qui alimentent un double mouvement de « diabolisation du mode et de l’Europe/fétichisation de la nation ». Il soutient qu’on ne peut plus avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales au nom de l’éthique de responsabilité. Il dénonce l’impasse et le danger de la promotion du Made in France (À quoi bon « déshabiller Pedro pour habiller Pierre » ?). Il accuse Frédéric Lordon de stigmatiser de manière essentialiste « la croyance monétaire allemande » et François Ruffin de prôner un protectionnisme national, économiquement naïf et dangereux dans un contexte favorable au « national-racisme ». Il s’en prend aussi à ceux qui déconstruisent l’imaginaire européen en enterrant en pratique les autres « mondes possibles » au profit d’un « réalisme » étriqué et national.
Il fustige les « solutions nationales » dans une conjoncture historique susceptible de les parasiter, indépendamment de leurs intentions initiales.


Pour comprendre la montée du Front national, il explique comme le clivage de la justice sociale (conflits sociaux autour de la production et de la répartition des richesses) s’est effrité, notamment avec la production idéologique et politique d’une vision ternaire du monde social ( quelques riches/une immense classe moyenne/quelques pauvres), au profit d’un clivage national/racial.
Il affirme que la premier parti populaire n’est pas le FN mais l’abstention élargie aux non-inscrits.
L’efficacité politique potentielle du mot d’ordre « préférence nationale » n’a pas encore de pendant du côté du clivage de la justice sociale.
L’association « insécurité/immigration » trouve des échos de plus en plus larges, à droite et même à gauche. Si le moment du « sarkozysme » a conjoncturelle ment fait reculer le FN et a fourni plus de légitimité au clivage national-racial.


Philippe Corcuff s’emploie tout au long de ses analyses à baliser un chemin possible notant pour rénover et élargie la question sociale en réponse au clivage national/racial. Il défend « une politique des gouvernés » qui ne se cantonne pas au registre de la protestation mais qui est susceptible de s’impliquer dans des gestions alternatives. Son étude du « côté obscur de la force » est fort intéressante, notamment lorsqu’elle aborde les pièges qui entraînent les bonnes volontés vers le confusionnisme général et désarment les résistances.



LES ANNÉES 30 REVIENNENT ET LA GAUCHE EST DANS LE BROUILLARD
Philippe Corcuff
146 pages – 13,90 euros
Éditions Textuel – Petite encyclopédie critique – Paris – Octobre 2014

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