27 août 2019

NOUS, FILS D’EICHMANN

En 1964, quelques années après le procès du criminel nazi Adolf Eichmann, Günther Anders écrivait une lettre au fils de celui-ci le conjurant de mesurer le choix auquel il se trouve confronter, comme nous le sommes tous, face à la répétition des catastrophes : celui de la continuité ou de la rupture.

Refusant de l’accabler, il fait au contraire montre d’une immense empathie. Il le défend évidemment contre toute « responsabilité familiale » puisque « personne n’est l’artisan de ses origines » et tente de comprendre comment il a du deux fois le perdre : à sa mort et, précédemment, lorsqu’il a découvert qui était véritablement son père. Essayant de se mettre à sa place, il suppose l’impossibilité de ressentir de la douleur ni d’éprouver le deuil pour ceux qu’on ne peut plus respecter, pour ceux qui ne témoignent plus de respect envers les humains. Contrairement au commandement d’honorer père et mère, Klaus Eichmann a l’obligation de se dissocier de son origine, en renonçant à porter le deuil de son père.

Si le « monstrueux », la « destruction institutionnelle et industrielle d’êtres humains », par millions, par des dirigeants et des exécutants, des « Eichmann » serviles, sans honneurs, obstinés, avides, lâches, nous plonge dans un « assombrissement », nous devons muer celui-ci en l’idée qu’il est à nouveau possible aujourd’hui, en la résolution de lutter contre ces possibles répétitions.
Nous sommes devenus « les créatures d’un monde de la technique ». Notre capacité de produire en très grande quantité des machines à notre service est grandiose mais notre monde est devenu si énorme qu’il a cessé d’être « psychologiquement vérifiable ». « Entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour. » Nous sommes désormais incapables de concevoir les effets que nous déclenchons en produisant des objets « à l’aide d’une technique impossible à endiguer ». Une « ingénieuse oeuvre de mystification » est menée aujourd’hui à l’encore des « sans-pouvoir », consistant à leur faire croire « qu’ils sont éclairés, alors qu’ils ne voient pas qu’ils ne voient pas ». Günther Anders tire une règle de ces observations : « Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. » Nous devenons des « analphabètes de l’émotion ». L’effroi, le respect, la pitié, le sentiment de responsabilité nous manquent et « c’est cette carence-là qui permet la répétition de ces pires choses », qui ouvre la voie pour le « monstrueux ».
Cependant, cette règle ne permet pas d’acquitter de sa culpabilité Adolf Eichmann car il a participé à la programmation, à l’édification et à la conduite de cette machinerie, par zèle et pour réaliser cet effet final. L’expérience de notre impuissance constitue une chance, une opportunité morale positive : au-delà d’une limite, une force nous avertit, faute de pouvoir nous représenter les effet de nos actions, nous oblige à réexaminer notre décision, de la refuser ou de la combattre. Or, au lieu d’accepter de ne rien mettre en route qui échappe à la portée de sa vue, Eichmann a justifié son action par son échec à se représenter le « monstrueux ».
L’aggravation de l’actuelle division du travail nous condamne à nous concentrer sur d’infimes segments du processus d’ensemble et notre monde est devenu une gigantesque « machine totale », un « État technico-totalitaire », au point que le Troisième Reich peut paraître « une simple répétition générale du totalitarisme, enjolivée d’une idéologie inepte, que l’histoire mondiale s’était risquée à jouer prématurément ». Un seul exemple suffit : avec l’armement atomique, des millions sont employés à co-préparer la possible liquidation des populations, acceptant naturellement leurs « jobs ». Nous tous, par conséquent, sommes « des fils d’Eichmann ». Nous avons vécu dans la croyance que le monde monstrueux d’hier était derrière nous mais Auschwitz a été un prélude et ce qui s’est passé là-bas pourrait se répéter chaque jour. Le totalitarisme technique, auprès duquel le politique constitue un phénomène secondaire, fond droit sur nous. Notre monde, dans sa totalité, dérive vers l’ « empire millénariste de la machine » et notre transformation en pièces de la machine avance de pair, irrésistiblement, avec ce processus.
Le mouvement des adversaires de l’arme atomique réunit des personnes qui ont compris qu’une répétition de ce qui s’est passé pourrait transformer le monde entier en un camp d’extermination mondial et qu’elle ne pourra être écartée que si tous ceux qui demain feraient partie des liquidateurs ou des liquidés, s’opposent à cette évolution. Aussi, Günther Anders propose à Klaus Eichmann de rallier ce mouvement, pour « échapper au cercle vicieux de [ses] origines » et transformer la malédiction qu’il a vécu en bénédiction.

En post-scriptum, il l’interroge, amer, à propos d’une déclaration qu’on lui prête au sujet de la condamnation de son père qui représenterait « une preuve supplémentaire du triomphe de l’argent juif ».

Sans réponse de sa part, il lui adresse une seconde lettre, en avril 1988, soit vingt-cinq ans plus tard, car dans la plus grande partie de l’ancien territoire nazi, la mentalité politique et morale s’est modifiée à rebours. Une foule d’individus banalisent, nient ou raillent Auschwitz. Ces « fils d’Eichmann » vivent dans la croyance qu’est portée contre eux l’accusation de « culpabilité collective ». « Ils ont besoin de ce reproche afin de pouvoir, par la démonstration de sa fausseté, prouver leur non-culpabilité. » Des historiens  renvoient systématiquement aux massacres de masse perpétrées à des époques antérieures, soulignent qu’il en a toujours existés et affirment qu’Hitler aurait accompli son extermination massive des Juifs en réaction, pour prévenir le débordement de la « barbarie bolchevique », imitant des atrocités, pour empêcher des atrocités. Mais dans l’Union soviétique de Staline, des millions d’individus ont péri sans recours « à une justification programmatique, à une légitimation philosophique et « morale » ». Il ne s’agissait pas « de fabriquer systématiquement des cadavres ».
Insistant sur l’importance qu’il telle déclaration signifirait, il presse Klaus Eichmann de cesser de protéger son père : « Avec l’assurance répétée une dernière fois que je ne vous estime pas coupable parce que vous êtes venu au monde comme le fils de votre père, et que je vous estimerais seulement coupable si, par une paresse de pensée se prenant à tort pour de la piété, vous restiez ce fils de votre père. »

Raisonnement puissant et rigoureux, emprunt autant d’humanité que de lucidité.


NOUS, FILS D’EICHMANN
Günther Anders
Traduit de l’allemand et présenté par Sabine Cornille et Philippe Ivernel
176 pages – 7,35 euros
Éditions Rivage poche – Collection « Petite Bibliothèque » – Paris – Avril 2003
Titre original : Wir Eichmannsöhne – C.H. Beck’s Verlagsbuchhandlung – Munich – 1988




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