2 mars 2022

LE RÊVE DES MACHINES

Le 6 août, puis le 25 août 1960, Günther Anders écrit à Francis Gary Powers, pilote espion américain détenu à la prison Loubianka à Moscou, le considérant comme emblématique de la condition de l’homme moderne, victime de ce qu’il nomme le « décalage promothéen », pour l’aider et l’encourager à prendre conscience de ses actes. Avec l'étude de ce cas très particulier, il analyse notre inhumaine condition.


Il commence par évoquer un autre pilote américain, avec qui il a entretenu une correspondance, qui commit « en toute innocence un acte historique », en tirant sur mon levier : « il était l'incarnation de l’ignorance », car ce qu’il considérait comme ses « principes moraux » – en réalité, « l'ensemble des attitudes que ses employeurs et instructeurs lui avaient imposé et dont il avait fait sa “seconde nature“ – fonctionnaient comme des rouages parfaitement huilés, si bien qu'il considérait cette ignorance comme un devoir moral
». Non seulement il ne savait rien, mais encore il « ne savait pas qu'il ne savait pas ». Au contraire, les yeux de Powers se sont ouverts provoquant la déception et l’indignation de ses maîtres, lesquels lui avaient insufflé une confiance totale qui représentait la moitié d'une relation de confiance mutuelle, en complément de la confiance qu’ils lui avaient accordée, honneur devant flatter sa vanité. Ils lui avaient également garanti qu'il ne devrait jamais porter la responsabilité de ce qu'ils lui demanderaient de faire.
« Ils ont créé un fossé d'une ampleur incommensurable entre notre force physique et le pouvoir de notre connaissance pour nous transformer en outil efficace d’annihilation. » Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima qu’il vient d’évoquer, fut le premier à être utilisé ainsi. Il sait désormais ce que ne pas savoir implique.
Powers, pour avoir survolé un territoire interdit, a presque provoqué, en toute ignorance, une semblable catastrophe, et devrait, pour cela, ressentir de la terreur (pour ce qu’il a presque effectué) et gratitude (pour y avoir tout juste échappé). « Cessez d’être un instrument, Powers. Devenez un être humain. », le supplie Anders, lui rappelant que dans une lettre à sa famille il leur a affirmé « qu’aucun individu n'a le droit de faire des choses qui ont de si grandes conséquences sans le consentement de sa famille » et que sa famille toute entière, justement, représente l’humanité.

Il considére, dans son second courrier, que « la prétendue trahison de Powers » n'est pas la vraie cause de la colère de ceux qui lui ont confié une « mission » sans lui donner la moindre information sur ses conséquences possibles, mais bien le fait que Powers ait « trahi leur trahison ». Pour être sûr de disposer de victimes demain, il leur jette aujourd'hui en pâture une de leurs semblables.
Avant « la grande césure » qui a coupé sa vie en deux, Powers a été « dégradé » à la classe des machines et des pièces de machines, par le travail qui l’a privé de la liberté de conscience et l’a condamné à l’irresponsabilité. En transférant aux machines notre « non-liberté » en même temps que notre dur labeur, nous nous sommes également dessaisis de notre liberté, produisant « une situation sans homme », une situation inhumaine. Gunther Anders rétorque aux habituels arguments qui voudraient  que tout dépende « des fins que visent nos moyens », qu’il s’agit là de nous aveugler sur « le caractère véritablement révolutionnaire de ce qui a lieu » : depuis que les machines ont pris en charge nos efforts, elles se sont aussi octroyé la charge de fixer les finalités. Elles ont cessé de rester une somme de « moyens » pour se transformer en notre monde. Il rappelle qu'en 1945, alors que le Japon avait fait connaître son intention de capituler, Truman « s'inclina devant le diktat du monde des appareils » : « Du point de vue militaire, l'entrée en jeu de la bombe s’avérait donc superflue. Mais la bombe était là. »
Il montre comment les « appareils individuels » demeurent incapables de fonctionner avec pertinence sans être agrégés à une totalité, fonctionnant comme un « appareil », signant une « inversion totale » puisqu’« à présent ce n'est plus la machine qui est là pour l’homme, mais à l'inverse les hommes pour la machine. » Les appareils ne se sont pas contentés d'incorporer les fragments du monde comme des rouages, ils les contraignent à adopter leur vision du monde, par l'illusion d'une action volontaire, suivant un « expansionnisme sans limites » et un « intégrationnisme total ».
« La puissance de l'élite du prétendu “monde libre“ veille depuis des années, avec la vigilance la plus aiguë et avec les moyens colossaux dont elle dispose pour façonner l’opinion, à ce que le terme “totalitaire“soit exclusivement circonscrit à son sens politique spécifique. » Cette limitation lui permet de dénoncer ses opposants politiques tout en dissimulant qu’elle s’est vouée elle aussi au principe totalitaire, par sa participation à la « technique totalitaire ». « La menace actuelle ne provient pas de la tension entre deux parties du monde, l'une totalitaire, l'autre libre, mais bien plus en ce que ces deux hémisphères (aux passés, bien sûr, très différents, ce qui, à bien des égards, continue à creuser un gouffre abyssal entre elles) cherchent à s'acquitter en même temps et de la même manière de la mission totalitaire de la technique. »

Le rôle de la consommation est également analysé scrupuleusement. « Être consommateur signifie : être employé comme indispensable liquidateur des produits et, à ce titre, garantir et maintenir le rythme de la machine de production. » Nous sommes des individus limités par la modeste ampleur de nos besoins. « L’offre et la demande ont été inversés ! » : La production sert désormais la production au lieu du besoin.
L’aiguille mortelle que Powers transportait avec lui et qu’il devait utiliser s’il tombait aux mains de l’ennemi – ce qu’il n’a finalement pas fait – constitue pour Gunther Anders, l’ultime preuve qu’il était bien un instrument aux yeux de ses donneurs d’ordres, lesquels lui avaient , en quelque sorte, ordonné de se détruire, de se suicider ou plus exactement de s’assassiner lui-même : il a été « embrigadé en tant que bombe à retardement ». La contrainte de toute consommation (ici, du poison mortel), obtenue sans aucune coercition physique mais par indolence, après dressage, apparait à chacun comme droit et liberté. Avec sa part d’ « étrangeté à l’appareil », Powers ne s'était donc pas laissé transformer complètement en « honnête rouage ». Ses « excédents » humains n'avaient pas tous été neutralisés et la rupture de la routine avait permis à son esprit, alors qu'il devait servir comme outil d'évaluation de la situation dans laquelle il se trouvait, de désobéir.

En conclusion il affirme que la morale qui doit nous laisser, dans chaque cas particulier, décider face à une situation donnée – ce qui est « plus inconfortable que l'exécution entêtée de consignes détaillées mais en même temps plus digne », car présupposant que nous sommes autonomes et capable de jugement – doit s'appliquer dans tous les actes de notre vie quotidienne, non seulement dans nos loisirs et notre vie privée, mais aussi au travail. Il réfute l’argument « des canailles » selon lequel un autre fera ce que nous refusons, laissant croire que « que l'absence de conscience des autres serait la justification de sa propre absence de conscience ».

Alors que la technologie colonise désormais le moindre espace de notre vie quotidienne et nous a rendu dépendant, la lecture de Günther Anders s’avère plus que jamais nécessaire.



Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LE RÊVE DES MACHINES
Günther Anders
Traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoit Reverte
144 pages – 13 euros
Éditions Allia – Paris – Janvier 2022
www.editions-allia.com/fr/livre/915/le-reve-des-machines
Écrit en 1960.


Du même auteur :

L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME

LA HAINE

NOUS, FILS D’EICHMANN

LA VIOLENCE : OUI OU NON

ET SI JE SUIS DÉSESPÉRÉ QUE VOULEZ-VOUS QUE J’Y FASSE ?



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