Il explique que le terme « démocratie » employé seul est aujourd’hui trop vague et rappelle qu’aux États-unis comme en France, au XVIIIe siècle, les « pères fondateurs » des régimes électoraux modernes méprisaient la démocratie. Ce n’est qu’en 1830 aux États-Unis et en 1848 en France, que l’élite politique a réalisé l’utilité de se prétendre « démocrate », sous-entendant la défense des intérêts du peuple, transformant toutefois le sens du mot en régime électoral dans lequel les élus détiennent le pouvoir. Démocratie et anarchie sont en réalité presque synonymes, si ce n’est que l’un privilégie la délibération par vote majoritaire et l’autre par consensus. L’agoraphobe politique associe le règne du peuple à « la tyrannie de la majorité des pauvres, l’immoralité, l’athéisme, l’irrationalité, l’abolition violente de la propriété privée, le chaos » et cherche à insuffler cette peur au peuple pour qu’il accepte de se soumettre, sous prétexte d’être protégé.
S’il ne peut y avoir d’unanimité sur la définition du « peuple », on peut distinguer cinq significations principales :
- Le peuple mythique qui sortirait d’un état de nature par la création volontaire d’un État protecteur, selon Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau.
- Le peuple juridique, définition administrative qui englobe l’ensemble des citoyens que l’État reconnait.
- Le peuple identité désigne une communauté qui se pense homogène.
- Le peuple social fait référence aux classes sociales subalternes.
- Le peuple politique, sujet collectif qui cherche l’autonomie en soi et pour soi, s’oppose aux élites qui cherchent à le gouverner. Au contraire des quatre définitions précédentes, celle-ci ne cherche pas à transformer un peuple « utile » (aux élites) en peuple « soumis ».
Le peuple assemblé à l’agora pour délibérer prend la forme d’un démos, se constituant en sujet politique, puis de plèbe lorsqu’il passe à l’action. Comme il va le faire pour chaque thématique, Francis Dupuis-Déri balaye le champ des points de vue à propos de l’usage de l’émeute. Il rappelle ainsi, par exemple, une déclaration de Martin Luther King, souvent associé à la non-violence : « Lorsque nous condamnons la violence, il serait irresponsable de ne pas condamner aussi fermement les conditions sociales qui provoquent chez les gens une si forte colère qu’il n’ont d’autres choix que l’émeute. Nous devons prendre conscience que l’émeute est le langage des sans-voix. »
L’enjeu du pouvoir est central pour ceux qui défendent et pratiquent une liberté égalitaire. Plutôt que d’imaginer un monde sans pouvoir, il s’agit de préciser ce qu’il signifie :
- Le pouvoir sur désigne les rapports de domination, d’oppression, d’appropriation et d’exclusion.
- Le pouvoir faire désigne la capacité d’action.
- Le pouvoir avec est collectif.
- Le pouvoir du dedans est une force spirituelle.
Tandis que l’agoraphobie politique propose qu’une élite exerce son pouvoir sur le peuple, l’agoraphilie politique désire que le peuple exerce son pouvoir faire qui est à la fois pouvoir avec et pouvoir du dedans.
L’image inquiétante d’un peuple menaçant est une construction idéologique, c’est pourquoi connaître la longue histoire du gouvernement du peuple par et pour le peuple est importante. Il faut « se débarrasser du mythe d’une filiation directe entre la Grèce antique et la modernité occidentale, qui laisse entendre que la démocratie aurait été inventée à Athènes et qu’elle n’aurait existé que dans la tradition occidentale ». Elle prendrait plutôt racine avant le néolithique, entre 10 000 et 3000 avant notre ère. Francis Dupuis-Déri s’attarde à présenter quelques exemple de régimes démocratiques : chez les Wendats et en Afrique, démontrant que « les peuples autochtones étaient bien plus démocratiques que les puissances colonisatrices européennes », des communautés médiévales en Europe à l’expérience zapatiste.
Occultant cette riche et variée tradition de démocratie directe, l’agoraphobie politique occupe aujourd’hui une position hégémonique, comme élément fondateur et structurant de la tradition philosophique occidentale. Ainsi, un « contrat social » est librement convenu par le peuple mythique, décidant la création d’un État qui détiendra le monopole de la violence pour assurer la sécurité des individus et des biens. Le peuple serait incapable de (se) gouverner, irrationnel et emporté par ses passions, manipulable et divisé en factions. L’élite serait au contraire rationnelle, par héritage, révélation, initiation ou éducation. L’agoraphilie politique réplique en dénonçant la soif de pouvoir et de gloire animant les membres de l’élite gouvernante, passion bien peu rationnelle. Toute élite est une faction qui fait preuve de démagogie pour se maintenir.
Rigoureusement, scrupuleusement et avec une grande objectivité, l’auteur confronte, point par point, les argumentaires des uns et des autres, utilisant tout autant la philosophie politique, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie politique, que des témoignages de militants ou de responsables politiques. Impossible de reprendre en détail tous ces débats pourtant passionnants. À la critique d’un peuple qui pratiquerait la violence aveugle, il répond par la capacité de destruction des États : apartheid, colonialisme, génocides, camps d’extermination, bombardements atomique, guerres mondiales, etc.
« L’agoraphilie du peuple relève d’un désir politique de ne pas être dominé, de ne pas être soumis à une norme qui lui soit imposée, donc de ne pas être aliéné. Entre le risque prétendu du relativisme et les bienfaits annoncés de la domination, l’agoraphobie choisit la domination, et donc la soumission ; l’agoraphobie choisit l’autonomie, et donc l’insoumission, y compris envers la vérité, la morale et les traditions. » C’est une supériorité politique et morale du pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple, qui est mise en évidence.
« L’individualisme moderne », phénomène social et moral réel mais sur-évalué, pousserait les individus à se désintéresser des affaires publiques et à préférer élire un représentant pour pouvoir se consacrer à ses affaires privées. L’agoraphobie politique prétend également qu’en démocratie (directe), on serait constamment en délibération. L’agoraphilie propose justement de réduire le temps de travail, comme l’avait promis le capitalisme avec la mécanisation, l’automatisation et le développement de l’informatique, afin de dégager du temps pour permettre la participation politique qui ne serait pas plus permanente que dans les parlements actuels. De même, la géographie et la démographie empêcheraient la participation directe, confortant le mythe de la représentation et du peuple souverain dans le régime électoral, niant que la démocratie nationale puisse être organisée en une multitude d’agoras locales réunies en réseau dans une vaste fédération. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent contre cette « opération visiblement surnaturelle » (Cornelius Castoriadis). John Oswald, Anglais ayant rejoint les troupes de la Révolution française s’étonnait déjà : « J’avoue que je n’ai jamais pu réfléchir sur ce système de représentation sans m’étonner de la crédulité, je dirai presque de la stupidité avec laquelle l’esprit humain avale les absurdités les plus palpables. Si un homme proposait sérieusement que la nation pissât par procuration, on le traiterait de fou ; et cependant penser par procuration est une proposition que l’on entend, non seulement sans s’étonner, mais qu’on reçoit avec enthousiasme. » « L’idéologie fétichiste de la représentation est donc fondamentalement agoraphobe, et peut même justifier la répression du peuple qui défie ses représentants. » « La représentation entraîne donc des effets de domination, puisque le corps représenté est soumis à la volonté et aux normes que lui impose son représentant. Il s’agit d’une situation d’aliénation politique, puisqu’un autre parle et agit en notre nom. »
« La philosophie politique contemporaine républicaine et libérale prend souvent racine dans la pensée monarchique, qu’elle traduit en langage démocratique. » En réalité, ce régime est une monarchie (pouvoir d’un seul individu) et une aristocrate élective. La position de l’agoraphilie politique, notamment des partis progressistes, est parfois nuancée ou confuse face au parlementarisme, entretenant l’espoir d’offrir au peuple certains gains politiques, économiques, sociaux et culturels, articulant le mythe de la nation souveraine et la fiction de la représentation de la nation. Le jeu électoral et les concessions à la « participation citoyenne » participent à la pacification du peuple : « plus le peuple se voit offrir des occasions de s’exprimer par des canaux institutionnels bien contrôlés par l’aristocratie élue, moins les débordements et la turbulence paraissent légitimes. »
On prétend vivre en « démocratie » pourtant la majeure partie de notre vie éveillée est consacrée au travail, sous les ordres d’un patron, d’un directeur ou d’un gérant non élu et que nous n’avons pas le pouvoir de remplacer. Francis Dupuis-Déri oppose à ce modèle d’une sphère économique hiérarchisée, le modèle de l’autogestion et revient sur la fin des communs et des associations de travail à la sortie du Moyen Âge, sur les conseils ouvriers comme agoraphilie économique, notamment en Russie et en Espagne. Le capitalisme comme les adeptes du socialisme d’État nient la capacité du peuple à s’auto-organiser. « Non seulement le prolétariat sait organiser son travail, mais il sait prendre en charge la défense (armée) et le ravitaillement, entre autres questions, même en période de crise et de révolution. »
Lorsque le peuple politique qui forme un démos pour délibérer, devient une plèbe pour passer à l’action, il s’attire de très vives critiques. Les autorités utilisent leurs ressources institutionnelles (lois, armes, etc) pour le mater et expriment d’autant plus leur mépris qu’il est composé de subalternes. On reproche souvent à la plèbe de ne pas être clair dans ses motivations or, elle agit en général en prenant pour cible ce qu’elle connaît et qui constitue le message. Les incitations à utiliser des moyens légitimes pour défendre ses intérêts, en particuliers la critique de la « violence » relève de la logique de l’agoraphobie. Certains insurrectionnalistes, en plaçant l’émeute au dessus de tout et dénigrant la pratique de l’assemblée, manifestent aussi une certaine forme d’agoraphobie. « Les expériences historiques et contemporaines révèlent que le démos et la plèbe peuvent agir de concert. »
Des rapports de force et de pouvoir existent au beau milieu du peuple, dans l’agora comme dans la rue. La non-mixité évite la reproduction de la division sexuelle du travail dans les mouvements sociaux, sans empêcher les complicités, les convergences, les alliances, les coalitions. La prise de décision par consensus élimine le pouvoir sur (la minorité) au profit du pouvoir avec (tout le monde). « Ce qui est d’abord perçu comme l’éclatement du démos ou de la plèbe en une multitude de factions est, dans les faits, une décision de s’organiser de manière que règnent la liberté et l’égalité, et pour permettre au plus grand nombre d’initiatives d’émerger librement. » Lorsqu’une délégation est nécessaire, pour assurer une certaine coordination entre les agoras par exemple, le mandat impératif contraint les délégués à se contenter de porter le message ou la volonté de l’assemblée qui l’a mandaté, contrairement à la représentation qui accorde aux délégués la liberté de voter selon leurs choix.
L’avenir semble bouché si l’on considère les propositions de « démocratie participative » comme une « domestication » des mouvements sociaux, en plaçant les militants « en situation de vassalité dans le régime de l’aristocratie élective », les coopératives comme des formes de collaboration avec l’exploitation. Günther Anders, obsédé par la fin possible de l’humanité, concluait qu’ « il n’y a pas d’autre moyen de survivre que de menacer ceux qui nous menacent ». Francis Dupuis-Déri rappelle que les révolutions des siècles derniers n’ont jamais été planifiées mais complètement improvisées. Une révolution peut d’ailleurs être un phénomène qui s’étale sur une longue période pour transformer la vie sociale dans sa globalité, ou un phénomène subjectif et individuel qui affecte un groupe restreint, et pas seulement une période relativement brève de soulèvements dont l’objectif est de renverser l’élite politique et les institutions, d’émanciper les individus.
S’il ne se cache être fervent partisan de la démocratie directe, Francis Dupuis-Déri s’applique à présenter honnêtement et rigoureusement les arguments des uns et des autres, tout en soulignant leurs contradictions. Essai extrêmement touffu, explorant différentes rhétoriques pour permettre à chacun de trouver sa voie.
LA PEUR DU PEUPLE
Agoraphilie et agoraphobie politiques
Francis Dupuis-Déri
466 pages – 22 euros
Éditions Lux – Collection « Humanités » – Paris – Septembre 2016
https://www.luxediteur.com/
Traduction de cet article en hollandais : libertaireorde.wordpress.com/2019/12/08/we-gaan-niet-meer-naar-de-stembus-pleidooi-voor-onthouding
Merci à Thom Holterman.
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