Hélène Legotien a été assassiné deux fois tant son meurtrier a occupé l’espace public pour expliquer son geste. Le 16 novembre 1980, le philosophe marxiste Louis Althusser tue son épouse qui avait décidé de le quitter. S’appuyant sur l’autobiographie de celui-ci et sur des analyses féministes, Francis Dupuis-Déri montre comment un fort capital social contribue à la solidarité masculine et à la complaisance.
Les recherches, notamment anglo-saxonnes, sur les discours à propos des violences des hommes envers les femmes et la représentation par les médias des « drames conjugaux » ou « crimes passionnels », termes utilisés jusqu'en 2019 avant d'être remplacés par celui de « féminicides », indiquent que le sujet principal du récit est généralement l'homme meurtrier plutôt que sa victime. Chaque affaire est traitée comme un évènement isolé, empêchant de considérer la violence masculine meurtrière comme un phénomène social. La responsabilité de l’assassin est minimisée par des explications au sujet de sa dépression et de la volonté de sa compagne de le quitter, de leur enfance, sans père ou avec un père violent, avant même tout « diagnostic ». En France, des raisons psychologiques, voire psychopathologiques, sont évoquées surtout lorsque le meurtrier appartient à la classe moyenne blanche. Des explications socioculturelles sont en revanche avancées quand il s'agit d'un homme d’origine étrangère, notamment un musulman. Ces schémas se retrouvent dans le traitement par les médias de l'assassinat de Hélène Legotien. Bien que reconnu comme un érudit rationnel, Althusser a déployé beaucoup d'énergie pour se présenter comme fou et donc non responsable du meurtre. Dans son autobiographie de près de six cents pages, il évoque des ressorts psychologiques et psychanalytiques, et ignore totalement le féminisme aussi bien comme théorie que comme mouvement social. La psychologisation est l'une des tactiques d'occultation de la violence masculine contre les femmes la plus courante et constitue un refus d'analyse politique. D’après la philosophe féminisme canadienne Geraldine Finn, « la spécificité du patriarcat en tant que pratique et idéologie politique a été ignorée par Althusser et constamment niée, évacuée ou banalisée par l'élite intellectuelle et universitaire ».
Outre qu’il s’y présente constamment comme « victime de la femme qu’il a assassinée », Francis Dupuis-Déri relève qu’Althusser, dans son autobiographie, apparaît comme « un homme qui s'estime propriétaire des femmes et qui est prêt à les faire souffrir en les jouant les unes contre les autres, y compris sa conjointe, même s'il est conscient de la douleur qu’il lui impose ». Il a « une conception sexiste et machiste des femmes ». Les explications psychologiques reprises par les médias sont allées jusqu’à parler de « suicide par personne interposée » et de « matricide différée » !
Même si elles ne font pas directement parties de son étude, il évoque aussi les affaires Cantat, Polanski et Strauss-Kahn, lesquels ont bénéficié d’un traitement similaires. « En France, les hommes à fort capital social qui agressent une femme, et dont le crime est porté à l'attention du public, jouissent en général de la protection de plusieurs de leurs amis ou alliés se mobilisant pour défendre leur honneur, les déresponsabiliser de leur crime, en appeler à la clémence et critiquer les féministes. L'assassin de Hélène Legotien n'était pas seulement un membre de la classe des hommes, il était aussi membre d'une caste masculine supérieure. »
Édifiante étude d’un féminicide ordinaire et de son traitement médiatique : somme toute « Althusser est un tueur de femme plutôt banal ».
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
ALTHUSSER ASSASSIN
La banalité du mâle
Francis Dupuis-Déri
96 pages – 10 euros
Éditions du Remue-ménage – Montréal – Septembre 2023
www.editions-rm.ca/livres/althusser-assassin/
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