23 novembre 2019

NOUS N’IRONS PLUS AUX URNES - Plaidoyer pour l’abstention

Le vote, devoir et rituel sacré, est difficilement critiquable dans nos régimes parlementaires. Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique et d’études féministes, prend le parti de l’abstention, tout en ouvrant un débat qui n’a que rarement lieu ou toujours partiellement, articulant et étudiant les argumentaires des uns et des autres, les soumettant à la lumière de l’Histoire comme des actualités récentes.

« L’acharnement déployé pour combattre l’abstentionnisme porte à croire que les électoralistes cherchent avant tout à se convaincre de l’importance de leur propre vote et de leur propre grandeur morale et politique. »
À ceux qui affirment que l’on doit « voter ou se taire à jamais », l’humoriste américain George Carlin répondait  : « C’est vous qui êtes responsable si vous votez et que vous élisez ces individus incompétents et malhonnêtes qui font tout foirer une fois en poste : vous avez provoqué le problème, vous avez voté, vous les avez mis là. Vous n’avez donc aucun droit de vous plaindre ! ».
Si la mémoire de « ceux qui sont morts pour le droit de vote » est régulièrement brandie, leurs moyens de lutte sont rarement rappelés. Ainsi, la suffragette Emily Wilding Davison, morte en 1913, le crâne fracturé par le cheval du roi sur la piste de course où elle s’était introduite, avait été condamnée à six mois de prison pour avoir incendié trois boîtes aux lettres et posé une bombe pour détruire le chantier de la maison du ministre des Finances !
Les victimes des régimes parlementaires, elles, sont rarement évoquées, notamment celles qui défendaient ou exerçaient la démocratie (directe), emprisonnées, torturées, assassinées par ceux qui voulaient conserver le pouvoir.

L’initiation à l’électoralisme commence dès l’enfance, lorsque les parents présentent le vote comme un geste déterminant, voire solennel. Puis l’école prend le relais avec des cours sur la citoyenneté qui relèvent surtout de l’endoctrinement, des élections de représentants d’élèves, sans aucun pouvoir, qui n’ont d’autre objectif que de conditionner les enfants à voter alors que des assemblées délibératives seraient très faciles à organiser à l’échelle d’un établissement.

Plébiscité par seulement 20 ou 30% de l’électorat, un élu peut néanmoins gouverner tout un mandat. L’obsession du vote est telle qu’il peut justifier des invasions militaires, comme celle de l’Afghanistan en 2001, soit disant pour permettre aux femmes de voter. « Aurait-il donc fallu qu’une coalition militaire de pays ayant déjà accordé le droit de vote aux femmes, comme l’Albanie (1920), l’Équateur (1929), le Sri Lanka (1931), l’Uruguay (1932), le Brésil (1932), le Thaïlande (1932), Cuba (1934), la Turquie (1934), la Birmanie (1935) et la Bolivie (1938), lance une offensive armée et bombarde les cantons suisses qui refusaient jusqu’à récemment aux femmes de participer à leurs assemblées populaires ou contre la France, dont les femmes adultes n’ont le droit de voter que depuis 1944 ? »
Plusieurs États, face à l’abstention, ont adopté des approches coercitives, en le rendant obligatoire par exemple. L’abstention des parlementaires n’est, en revanche, jamais déploré.
L’endoctrinement dès l’enfance et le dénigrement systématique des abstentionnistes font naître chez les électeurs un « sentiment d’accomplir un devoir civique », première motivation, devant l’espoir de changer les choses ou de s’exprimer. D’ailleurs, un seul vote ne fera, objectivement, jamais la différence et les parlementaires n’ont que peu de prise sur les décisions importantes, le plus souvent tranchées par l’exécutif. Les différences entre les partis progressistes et conservateurs sont de plus en plus difficiles à distinguer. L’absence d’alternatives contribue également à alimenter l’abstentionnisme.
Pendant longtemps la classe ouvrière, en Occident, a pu édifier son identité à l’école, au travail et dans la rue mais la désindustrialisation et la délocalisation de la production à la fin du XXe siècle l’ont fortement déstabilisée, provocant un effondrement de sa participation électorale, considérant que l’élite au pouvoir ne tient pas compte de ses intérêts.
Des campagnes de boycott sont parfois lancées par des partis d’opposition, mais sans aller jusqu’à désavouer le régime électoral. Les gouvernements occidentaux soutiennent parfois des coups d’État « au nom de la démocratie ».


Si ce compte rendu pourra donner une impression décousue, c’est que Francis Dupuis-Déri a réparti son propos sur pas moins de quatre-vingt dix brefs chapitres.
Les démocraties représentatives occidentales sont des créations du Moyen Âge et n’ont rien à voir avec la démocratie athénienne, contrairement à ce que soutient le mythe très répandu. À cette époque, des milliers de villages s’autogéraient en assemblée. Les idées démocratiques n’ont donc pas, non plus, été apportées par la Révolution française de 1789. Bien des constitutions, comme celle de la France, proclament avec grandiloquence que « la souveraineté nationale appartient au peuple » mais qu’il « l’exerce par ses représentants » ! « Que ce soit au nom de Dieu, du peuple, de la nation, des ancêtres, de la Lune ou du Soleil, dans un pays qui a connu une, deux ou trois révolutions, ou n’en a vécu aucune, le résultat est le même : les parlementaires accaparent le plus de pouvoir possible aux dépens de la Couronne, quitte à conserver un roi ou une reine pour la forme ou à les décapiter pour offrir le trône à un président élu, qui nomme aujourd’hui les ministres de son cabinet comme le roi ou la reine s’entourait de ministres, issus ou non du Parlement. (…) Ce qui revient à dire que le peuple est privé de pouvoir, qu’il est gouverné et donc dominé, opprimé, exploité et exclu du processus de prise de décisions. » Les « pères fondateurs » des « démocraties » modernes étaient d’ailleurs farouchement anti-démocrates. Ce n’est que plus tard que « la caste parlementaire » adopta le terme, comme « stratégie politique en période électorale ». « L’expression « démocratie représentative » est un oxymore, une contradiction logique et politique, une imposture. La démocratie ne peut être que directe, car le peuple ne (se) gouverne plus dès qu’on se trouve en présence d’un ou de plusieurs chefs, élus ou non. Trop souvent, cette vérité politique est dissimulée par le mythe de la « représentation de la souveraineté populaire », qui plonge ses racines dans la superstition mystique et religieuse et la propagande monarchiste. » La représentation nationale est donc un mythe, un leurre statistique et social puisque les parlementaires sont fort peu représentatifs de la société. C’est plutôt une aristocratie élective.

L’auteur recense ensuite les motifs de l’abstention, distinguant tout d’abord la forme apolitique de la forme politique. Selon William Godwin, les élections sont un processus politique qui encourage la démagogie et le mensonge, et accorde un pouvoir illégitime à la majorité. Jason Brennan et Nathan Hanna, philosophes politiques, défendent l’abstention plutôt que de mal voter, de cautionner, en participant, un système injuste. L’engagement politique, sur le web, comme bénévole ou militant au sein d’associations ou d’organisations, peut être défendu comme action directe plus efficace.
Les partis de gauche ou d’extrême gauche empruntent parfois leurs thèmes à la droite, voire à l’extrême droite, dans l’espoir de renflouer leur base électorale, pensant qu’une part importante de la classe ouvrière vote pour l’extrême droite alors qu’elle ne vote en général plus du tout. « Alors qu’on nous gave de beaux discours sur la « démocratie » et la « liberté », la majorité du corps électoral s’échine de 35 à 45 heures par semaine dans des milieux de travail où il n’y a ni démocratie ni liberté. » Une part non négligeable des impôts et taxes servent à subventionner les grandes entreprises privées, à maximiser les profits du patronat et des classes économiques supérieures, à faire vivre « le monarque élu, les aristocrates qui siègent au parlement et toutes leurs équipes politiques ». Que nous votions ou non, cette élite exploite les contribuables et sert rarement les classes subalternes.
Francis Dupuis-Déri revient aussi sur quelques exemples de campagnes d’abstention organisées, de sabotages d’élection, de candidatures saugrenues, animalières par exemple. Il met en garde les mobilisations qui se focalisent sur des demandes de revendication, ce qui laisse entendre que les parlementaires détiennent les solutions, justifie la prise en charge de nos problèmes par ces élus et consolide leur pouvoir sur la société. Alors que « l’autonomie ne se demande pas, car elle ne se donne pas : elle se déploie dans l’action, ici et maintenant, c’est-à-dire dans des espaces où les gens se rencontrent, discutent et développent ensemble leur capacité d’agir ». Sa conclusion est d’ailleurs sans équivoque : « Plutôt que de tenter tant bien que mal d’allier l’action directe et l’exercice électoral, pourquoi ne pas canaliser tout ce temps, cette énergie et ces ressources vers les collectivités, les mobilisations populaires et les mouvements sociaux pour oeuvrer à fonder des sociétés où s’incarneront réellement la liberté, l’égalité, la solidarité et l’aide mutuelle ? Pourquoi ne pas rejoindre le camp de la démocratie (directe), de l’autogestion et de l’anarchie, plutôt que de toujours prétendre que le salut passe nécessairement par l’élection d’une élite ambitieuse qui prétend vouloir notre bien ? »

Critique radicale du système électoral, accompagnée de quelques pistes de méthodes pour le subvertir. À laisser trainer sur la table basse.



 

NOUS N’IRONS PLUS AUX URNES
Plaidoyer pour l’abstention
Francis Dupuis-Déri
192 pages – 12 euros.
Éditions Lux – Collection « textes libres » – Montréal – Novembre 2019



 


Du même auteur :

LA PEUR DU PEUPLE - Agoraphilie et agoraphobie politiques

DÉMOCRATIE - Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France

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