10 mars 2021

DE LA DÉMOCRATIE EN PANDÉMIE

« Covid-19 is not a pandemic » affirme le rédacteur en chef de la revue scientifique The Lancet, mais une « syndémie », « une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large ». Nous ne pourrons donc que tenter de « bloquer la circulation » du virus, si nous continuons à traiter celui-ci comme un événement biologique, sans changer de modèle économique, social et politique, et les accidents sanitaires se multiplieront. Les pouvoirs publics, en effet, ignorent délibérément les causes environnementales et nous préparent à nous adapter à un monde nouveau dans lequel nous serons régulièrement masqués, confinés et survaccinés jusqu’à la fin des temps. Ils ont choisi la répression des citoyens plutôt que leur éducation et de nombreux experts ont cautionné « l’édification d’un monde binaire opposant les “populistes“, accusés de nier le virus, et les “progressistes“, soucieux “quoi qu'il en coûte“ de la vie et de la santé ».
« Ce virus ne peut avoir de conséquences graves, dans l'immense majorité des cas, que sur des organismes déjà affaiblis, soit par le grand âge, soit par des facteurs de comorbidité. Le caractère extraordinaire de cette épidémie est donc moins endogène au virus comme entité biologique qu’aux circonstances sociales et politiques qu'il révèle et que le confinement a d'ailleurs durablement aggravées, en accélérant le délabrement du système de santé et en abandonnant à eux-mêmes une grande partie des patients. » Ce virus a mis à nu la contradiction entre les effets délétères sur notre santé du dit « développement économique » et le sous-développement de la plupart des systèmes sanitaires y compris de ceux des pays les plus riches.
« Si nous nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons bel et bien, en revanche, en pandémie. » Ainsi Barbara Stiegler désigne-t-elle le « continent mental », avec sa langue, ses normes et son imaginaire, dans lequel nos dirigeants nous ont plongés, annonçant que nous allons devoir changer toutes nos habitudes de vie, imposant des dispositifs inventés par la Chine : un régime d'exception baptisé « état d'urgence sanitaire », appliqué à l'ensemble des habitants, potentiellement malades, sans leur permettre de discuter les « consignes » édictées par la « doctrine sanitaire ». Ainsi, Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer a-t-il déclaré qu’ « en contexte de pandémie, la démocratie est un inconvénient », alors que Christine Ockrent citait la dictature chinoise pour sa gestion de la crise, alors même que celle-ci a, depuis des années, industrialisé ses élevages agricoles, laissé se multiplier de nouveaux virus sur ses marchés humides, laissé se propager dans le monde entier celui qui nous occupe, liquidé les lanceurs d'alerte à Wuhan, etc. Ainsi, la vision tocquevillienne d'une « démocratie domptée par les classes dirigeantes », opposée et imposée au dangereux pouvoir de la masse, semble désormais disqualifiée. « L'augmentation normale et prévisible des porteurs sains » est qualifiée d’« explosion inquiétante des contaminations », si bien qu'il n'est plus temps de discuter, de s'interroger, de manifester, mais seulement d’accepter.
Pourtant, Barbara Stiegler ne se résigne pas : « Plutôt que de se taire par peur d'ajouter des polémiques à la confusion, le devoir des milieux universitaires et académiques est de rendre à nouveau possible la discussion scientifique et de la publier dans l'espace public, seule voie pour retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens, lui-même indispensable à la survie de nos démocraties. » Professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux-Montaigne, elle invite le « monde savant » à entrer en résistance et à sortir de son silence pour se faire entendre dans les débats à venir. Après cette longue introduction édifiante, elle revient sur l’analyse de la gestion de la crise sanitaire, en identifiant trois étapes.

Le confinement : ni stratégie, ni complot, mais panique et entêtement (17 mars – 10 mai 2020).
Comme dans la plupart des pays, après s’être enferré dans le déni – jusqu’au 6 mars Emmanuel Macron niait la réalité du problème, soutenant que « nous ne changerons rien à nos habitudes, moins d’une semaine avant de fermer toutes les écoles – , le gouvernement va gouverner par la peur, peur panique du virus mais aussi de la révolte sociale. Confronté à la soudaine réalisation de la prédiction que les banderoles des soignants en colère déployaient depuis des mois : « L’État compte ses sous, on comptera les morts ». Le confinement total devait empêcher les images de cercueils accumulés dans des hôpitaux débordés comme en Italie. Quant à l’hécatombe dans les EHPAD, elle a pu être invisibilisée. Pour éviter un mouvement de panique des populations, une « infantilisation générale de tous les actes la vie, publique et privée » a remplacé la traditionnelle « pédagogie des réformes ». « Le pouvoir opérait lui-même le tri entre les bonnes activités (aller au travail, prendre les transports en commun, faire ses achats, voter le 15 mars pour les municipales, manifester le 18 octobre contre l'horreur islamiste) et les mauvaises, suspectes de “contamination“ (aller à l'université, manifester dans la rue pour des causes non validées par le pouvoir, se rassembler en famille ou entre amis, se marier, enterrer ses morts…). En dehors de tout contrôle démocratique, le pouvoir politique devenait – pour une durée indéfinie – l’instaurateur du grand partage entre “l’essentiel“ et “l’inessentiel“. » Alors que les citoyens étaient les victimes d'une politique qui avait désarmé le système sanitaire, le gouvernement inversait les responsabilités, ce que le préfet Lallement allait résumer en inventant une « corrélation très claire » entre la courbe des hospitalisations et l’indiscipline des Français. Deux Nudge* Units ont été chargées, en toute discrétion, de gouverner la crise, dont l’une créée dans l’urgence le 17 mars pour imposer « l’attestation dérogatoire de déplacement ». Cette conception remonte aux origines du néolibéralisme, lorsque dans les années 1930 les libéraux , s’inspirant de la doctrine évolutionniste, élaborèrent une anthropologie en rupture complète avec l’optimisme d’Adam Smith : l’espèce humaine étant inadaptée, lestée de « biais cognitifs » et incapable de choix rationnels, un État fort devait « fabriquer le consentement des populations à une échelle industrielle en vue de les conduire, de préférence en douceur et avec leur accord, dans la bonne direction.
Dès lors, « toute critique des manipulations du savoir par le pouvoir allait être immédiatement accusée de “complotisme“, au mépris des cris d'alarme des plus grandes sur revues scientifiques ». Dès le mois de mars, on assista à la fabrication d’un nouveau lexique, chargé de conditionner nos façons de penser, opposant de manière binaire la « distanciation sociale » et le « relâchement », les « gestes barrières » et les « clusters », etc. Tous les dispositifs nationaux de santé publique (le Plan pandémie, Santé publique France, le Haut conseil de la Santé publique, la Haute Autorité de Santé, la Conférence nationale de Santé, l'Agence nationale de Sécurité sanitaire) furent écartés pour laisser place, hors de tout cadre réglementaire existant, à des Conseils (Conseil scientifique créé le 10 mars, CARE, Comité Analyse Recherche et Expertises le 23) dépourvus de toute légitimité institutionnelle, tandis que le Conseil de défense militaire était désormais chargé d'établir dans le secret les plans conditionnant l'intégralité de nos vies pour une durée indéterminée. Le port du masque devenu obligatoire, nombre de personnages publics s’en exceptaient, tout comme il dérogeaient au confinement tandis que les apéros entre amis, les cours et les réunions de travail étaient « congelés sur Zoom ». « Pendant ce temps, à l'hôpital, une autre inversion s'était produit du jour au lendemain. Pendant quelques semaines d'exception, une partie des soignants avaient repris la main sur les gestionnaires. L'aveuglement épistémique et la responsabilité morale de ces derniers apparaissaient désormais au grand jour. » « De la maternelle à l'Université, on consacra la conception néolibérale de l'éducation, vidée de tout contenu collectif pour être réduite à une consommation de contenus et une capitalisation par les individus et leurs familles d’un “portefeuille de compétences“ ou d'un “capital formation“permettant à chacun de s'adapter à un environnement compétitif et incertain. » Avec le virage numérique le virus semblait permettre au discours néolibéral sur la mondialisation de retomber sur ses pieds, après l'avoir mis à bas, réalisant le rêve ultime : chacun confiné seul chez soi devant son écran.

Le déconfinement : l’immense déception d’une société déconfite (11 mai – 31 août 2020).
Dès lors la peur du virus « pour soi-même et pour ses proches » fut présentée comme un nouveau civisme. La santé s'imposa comme « nouveau pouvoir transcendant ou sacré, interdisant toute profanation par une discussion éclairée, qu'elle soit politique ou scientifique ». Comme un « lapsus du gouvernement », l’expression « distanciation sociale », reprise de l’anglais social distancing, semblait trahir « un projet politique inavouable : celui d'une dissolution des mouvements sociaux qui, depuis deux ans, avait bloqué le gouvernement français dans ses réformes ». Toute participation à la vie collective était découragée par la nécessité d'afficher un comportement « responsable ». Pourtant, tandis que le trente-huitième Marché de la Poésie était annulé, le parc du Puy-du-Fou réouvrait en fanfare.
L’héroïsation des soignants avait désamorcé toute forme de conflit social et converti « magiquement le négatif de la colère en l'honneur du dévouement », stratégie qui se poursuivit avec la médaille de l’engagement, le défilé sur les Champs-Élysée le 14 juillet et le « Ségur de la Santé », « immense vague de mots » tout comme le « Grand Débat » en son temps. L'essentiel de la « politique sanitaire » du gouvernement consista à s’obstiner dans l’inversion des responsabilités et la traque du « relâchement des Français », prenant la forme d'un chantage aux vacances, renouvelé avec les fêtes de fin d‘année.

Reconfinement : le basculement dans une longue nuit sans Noël (1er septembre – 28 novembre 2020).
Universitaire, Barbara Stiegler se montre spécialement attentive au sort des étudiants et des enseignants. « Tandis que, dans les lycées et les classes préparatoires, les élèves s’entassaient les uns sur les autres avec la bénédiction des rectorats, les petits chefs de l'enseignement supérieur se mirent à rivaliser d’inventivité pour imposer leurs vues, non seulement en pédagogie, mais en matière de sécurité sanitaire. » Elle montre comment « loin d'être désarçonnée par la crise, la Start-up Nation continuait de s’entêter dans son programme ». La « loi de programmation de la recherche » (LPR) trahissait l'intention de retirer toute perspective d'avenir aux jeunes générations. Décrétant le couvre-feu, visant une jeunesse jugée trop relâchée, puis en reconfinant pour « sauvez Noël », la « gérontocratie au pouvoir » fit basculer le pays dans la nuit, « une nuit dans laquelle il n'était plus autorisé de vendre des livres, où les plus petites boutiques étaient écrabouillées par d'immenses plateformes, où l'on se congratulait sans honte de faire l'aumône à des étudiants qui n’avaient plus rien pour se nourrir, où l’on craignait chaque jour d’apprendre un suicide, où les artistes étaient réduits au silence et où les universités seraient les dernières à rouvrir, après les églises, les stations de ski et les clubs échangistes ». Redoutant que la fin du confinement sonne la reprise des mobilisations sociales, le pouvoir, fébrile, fabriqua un arsenal sécuritaire contre les manifestants, produisant en définitive l’effet contraire, un réveil politique pour défendre les libertés publiques.
L’auteur invite, en conclusion, à constituer « des réseaux de résistance capables de réinventer la mobilisation, la grève et le sabotage, en même temps que le forum, l'amphithéâtre et l’agora ».

Brillante analyse à chaud de ce qui est en train de nous arriver. Barbara Stiegler jette un pavé dans le silence, brise l’omerta imposée sous peine d’être immédiatement accusé de complotisme, pour déployer une juste et saine critique.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


* Nudge ou « coup de pouce », méthode de gouvernement par incitation douce.

DE LA DÉMOCRATIE EN PANDÉMIE
Barbara Stiegler
64 pages – 3,90 euros
Éditions Gallimard – Collection « Tracts » – n° 23 – Paris – Janvier 2021
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/De-la-democratie-en-Pandemie


Du même auteur :

DU CAP AUX GRÈVES

 

 

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