Paul Avrich (1931-2006), professeur d’histoire au Queen’s College de New York, raconte l’histoire du mouvement anarchiste russe depuis son apparition dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à son anéantissement après la révolution d’octobre. « Ceux qui ne voient l'histoire que par les yeux des vainqueurs ont longtemps ignoré l'importance des anarchistes russes. »
Il commence par analyser l’évolution de la société russe après l’abolition du servage en 1861 et le début de l’industrialisation. L’autoritarisme du tsar poussa les paysans, les ouvriers et les étudiants à se tourner vers des solutions extrêmes pour exprimer leur colère. La russification ne fit qu’aggraver les choses, réprimant les minorités ethniques ou religieuses, dont les cinq millions de Juifs qui vivaient principalement le long de la Baltique et de la mer Noire. C’est dans les « villes juives » que prit naissance un mouvement nihiliste, réuni en cercles clandestins qui se consacraient à l’étude et à la diffusion des théories révolutionnaires, et se multiplièrent très rapidement à travers la Russie suite à la grande famine de 1891, constituant le noyau des premiers partis sociaux-démocrates d'inspiration marxiste et des Socialistes Révolutionnaires (SR). Au printemps 1903, l'année des pogroms, un nombre considérable de jeunes ouvriers et d'étudiants de Bialystok, insatisfaits des programmes socialistes qu'ils jugeaient manquer d’idéal révolutionnaire avec leur stratégie progressive ou réformiste, adhérèrent aux principes beaucoup plus radicaux de l'anarchisme et de l'action directe contre l'État tyrannique et la propriété privée, cherchant une nouvelle inspiration chez Bakounine et Kropotkine.
« Bakounine réfutait l'opinion selon laquelle le bouleversement social dépendait de la maturation progressive de conditions historiques “objectives“. Au contraire, il pensait que les hommes forgeaient leur propre destinée et qu'on ne pouvait pas étouffer leur vie dans ce lit de Procuste qu’étaient les formules sociologiques abstraites. » Il défendait un socialisme « purement instinctif », à l'inverse du « socialisme scientifique » que Marx, soutenant que l’instinct révolutionnaire était plus fort chez ceux qui n’avaient à perdre que leurs chaînes. Partisan de la destruction immédiate de l’État, il considérait que l'erreur capitale de toutes les révolutions passées été d'avoir voulu remplacer un gouvernement par un autre. « Les outils de production ne devaient pas être nationalisés par un État ouvrier, ainsi que Marx le désirait, mais transférés à une libre fédération d'associations de producteurs autonomes organisés à l'échelle mondiale, » dans laquelle chacun serait rémunéré selon son travail.
Kropotkine croyait également à la nécessité d’une révolution qui détruirait pour toujours le capitalisme et l'État. Il considérait toutefois que tout système de rétribution fondé sur la capacité individuelle de production serait une nouvelle forme d'esclavage salarial. Sa théorie du communisme anarchiste reposait au contraire sur le principe des besoins. Son étude de la vie des animaux lui avait prouvé que la coopération spontanée jouait entre eux un rôle plus important que la concurrence, que l'entraide était un facteur essentiel dans l’évolution. Supposant que ce principe s’appliquait également à l'homo sapiens, sa visite des communautés du Jura suisse a conforté sa confiance dans la vie communautaire. Puis son étude de l'histoire lui confirma que la tendance à l'entraide se trouvait à la base du processus historique. Il considérait que l’État était une aberration et ébaucha le projet d’une société alliant harmonieusement l'industrie à l'agriculture, le travail intellectuel au travail manuel.
Par la nature de sa doctrine et l'hostilité qu’elle manifestait aux organisations hiérarchisées, l'anarchisme attirait moins de monde que les sociaux-démocrates qui semblaient concilier la défense des intérêts du prolétariat.
Tolstoï et ses disciples avaient prêché, dans les années 1880, un anarchisme chrétien avec un succès considérable, condamnant l'État et rejetant l'activisme révolutionnaire.
Paul Avrich présente également les principaux groupes militants, leurs activités, leurs responsables, leurs publications, leur influence, en Russie mais aussi parmi les exilés russes à l’étranger. Il raconte le « Dimanche rouge », le 9 janvier 1905, lorsque les troupes gouvernementales ouvrirent le feu sur les manifestants, laissant des centaines de morts et rompant d’un seul coup le vieux lien entre le tsar et le peuple. Les grèves et les révoltes dans les campagnes se multiplièrent, un soviet de délégués ouvriers apparu soudainement à Saint-Pétersbourg, aboutissant, en décembre, à une insurrection armée, à Moscou, Odessa, Kharkov, Ekaterinoslav, à l’instigation des bolcheviks mais avec la participation des anarchistes et d’autres groupes de gauche, écrasée après une semaine de barricades. Partout, des sociaux-démocrates ou des socialistes-révolutionnaires déçus fondèrent des petits groupes anarchistes avec comme projet commun de détruire le capitalisme et l’État pour ouvrir la voie à une société libertaire. Certains, comme Tchernoe Znamia (drapeau noir) et Beznatchalie (refus de toute autorité), prônaient l’action violente, attaquant les armureries, les commissariats, les arsenaux, pour se procurer des armes, lançant des bâtons de dynamite dans les usines ou les appartements des industriels détestés. Beaucoup, comme le Groupe International de Riga, effectuèrent des séries d’expropriations et diffusèrent une grande quantité de tracts, rejetant toute espèce de modération et de réformisme. Kropotkine et les anarcho-communistes jugeaient que les assassinats et les vols isolés ne changeraient pas plus l'ordre social que ne le ferait la prise du pouvoir politique : la révolution sociale devait éliminer complètement la propriété privée. En 1906 et 1907, les anarchistes et les Socialistes Révolutionnaires revendiquèrent le meurtre de plus de 4000 personnes. P.A. Stolypine, le nouveau Premier ministre, proclama, fin 1906, l'état d’urgence. La répression fut rapide et impitoyable.
D'autres mouvements, anarcho-syndicalistes, privilégiaient l'organisation du mouvement ouvrier, dans la tradition du mouvement syndicaliste de la fin du XIXe siècle, notamment en France, très influencé par la doctrine anarchiste, considérant l'État comme un ennemi, convaincu qu’une révolution sociale était capable de détruire le système capitaliste et d’instaurer une société sans État dans laquelle l'économie serait gérée par une confédération générale de syndicats ouvriers. « Les dirigeants syndicaux, convaincus que le système capitaliste était sur le point de s'écrouler, abandonnèrent les méthodes évolutionnistes, telles que l'établissement de conventions collectives ou la législation du travail, car ce type d'action impliquait la reconnaissance de l'ordre existant. » La grève générale, dernière phase de la lutte des classes, bloquerait l'économie, obligeant la bourgeoisie à capituler. Pendant la révolution de 1905, des comités d'ouvriers se formèrent spontanément dans les usines et les ateliers, jouant un rôle crucial dans la création des soviets. « Ouverts à tous les ouvriers de gauche, sans considérations d'appartenance à un parti, les soviets devaient agir en tant que conseils ouvriers sans parti pris, improvisés “à la base“, au niveau des quartiers et des villes, et ayant pour objectif de renverser l'ancien régime. Cette conception syndicaliste des soviets, organe apolitique et sans idéologie de la classe ouvrière, était considérée par les sociaux-démocrates comme une véritable hérésie. » La querelle sur les rapports entre anarchisme et syndicalisme fut débattue lors du Congrès anarchiste internationale à Amsterdam en 1907, menaçant de couper en deux camps le mouvement anarchiste européen. Pour les antisyndicalistes, les syndicats faisaient partie intégrante du système et risquaient rapidement de sombrer dans le réformisme économique et la bureaucratie.
« La plupart des anarchistes russes manifestaient le plus profond mépris pour les systèmes rationnels et pour les intellectuels qui les avaient construits. » Ils considéraient que les théories historiques et sociologiques, notamment la doctrine marxiste, ne servaient qu'à brimer les instincts naturels et spontanés de l’homme. Paradoxalement, ils trouvèrent la formule « révolution permanente » chez Marx lui-même et reprirent un mode ordre marxiste, tiré du préambule aux Statuts de la Première Internationale, créée1864 : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Les terribles mesures de répression et les querelles de faction amenuisèrent le mouvement anarchiste qui survécut en exil, en Europe occidentale et en Amérique. « En 1907, pour venir en aide à leurs camarades incarcérés, les émigrés fondèrent la Croix-Rouge anarchiste », avec un siège à New York et un autre à Londres. Aux vieilles controverses sur le terrorisme et le syndicalisme qui sapaient l’unité du mouvement, vint s’ajouter une nouvelle polémique lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale. Kropotkine, accusant l'Allemagne d'être responsable de la guerre, se prononça en faveur de l'entente cordiale, craignant que le triomphe du militarisme et de l'autoritarisme allemands ne soit fatal au progrès social en France. La majorité des anarchistes demeurèrent cependant fidèles à leur tradition antimilitariste et antipatriotique. En Russie, La guerre, avec ses conséquences catastrophiques pour le gouvernement, l'économie, stimula la renaissance du mouvement.
À Pétrograd, grèves et émeutes se multiplièrent au cours de la dernière semaine de février 1917. Les soldats refusèrent d'ouvrir le feu sur les manifestants et fraternisèrent. Le 2 mars, Nicolas II abdiquait. « L'aspect le plus frappant de cette révolution de Février, c'est son caractère spontané. »
Cependant, si elle renversa la monarchie, elle ne put détruire l’État. Impressionnés par les déclarations de Lénine à son retour en Russie, les anarchistes firent cause commune avec les bolcheviques, leurs d'adversaires idéologiques mais seul autre groupe partisan de la destruction immédiate de l’État, proposant ainsi de sauter l’étape historique de la « démocratie bourgeoise », qui devait précéder la révolution prolétarienne selon Marx. Dans ses « Thèses d’avril », Lénine défendait un régime de soviets inspiré de la Commune de Paris au lieu d'un parlement, une milice populaire à la place de l'armée et de la police.
Les anarchistes aiguillonnèrent les soldats, les marins et les ouvriers à Petrograd pendant l'insurrection des « Journées de juillet ». Kropotkine, Chatov, Voline, Shapiro et bien d'autres, rentrèrent d’exil.
Dans toute la Russie, se constituèrent des comités d’usine, revendiquant un « contrôle ouvrier » sur la production et la distribution. Refusant tout appareil de parti centralisé, les anarcho-syndicalistes laissèrent le champ libre aux bolcheviques dans leur volonté de prendre le pouvoir.
« Par leur refus irréductible de l'État sous toutes ses formes, les anarchistes russes se mirent eux-mêmes à l'écart des autres groupes de gauche. Ils observaient fidèlement le principe de Bakounine, selon lequel tout gouvernement, quel qu'il soit, est un instrument d'oppression. » Paul Avrich raconte le « coup d’État » d'octobre et la création d'un soviet central des commissaires du peuple composé exclusivement de bolcheviques, qui inquiéta immédiatement les anarchistes, tout comme la Déclaration des droits des peuples de Russie, publiée le 2 novembre, qui affirmait le droit pour chaque nationalité à créer un État indépendant. Lénine légalisa le contrôle ouvrier pour s'assurer le soutien de la classe ouvrière, mais confia la planification de l'économie nationale, le 1er décembre, au Conseil économique suprême. Des mesures pour étatiser le mouvement ouvrier russe furent prises au premier congrès panrusse des syndicats en janvier 1918, transformant les comités d'usine en sections syndicales locales. Durant les premiers mois de l'année les anarchistes poursuivirent leurs attaques contre le gouvernement soviétique et l'édification d’une « comissarocratie », exhortant les masses à se libérer elle-mêmes en remplaçant la dictature bolchevique par une nouvelle société organisée à partir de la base. Le traité de Brest-Litovsk, signé le 3 mars, abandonnant à l'Allemagne plus d'un quart des terres cultivables et de sa population, les trois quarts de son industrie lourde, renforça le courant de révolte entretenu par la presse anarchiste. Dans la nuit du 11 au 12 avril, la Tchéka attaqua les centres anarchistes de la capitale, faisant plus de cinq cents prisonniers, puis étendit sa répression en province, interdisant les grands journaux anarchistes. Cependant, des manifestes incitant le peuple à se révolter contre ses nouveaux maîtres, circulaient. Le 25 septembre une explosion fit sauter le quartier général du parti communiste à Moscou, déclenchant une nouvelle vague d'arrestations massives. Une nouvelle querelle divisa les anarchistes : fallait-il défendre la révolution contre l'agression des Blancs, au prix d'une alliance temporaire avec les communistes ?
De nombreuses pages sont consacrées à l'Ukraine et à Nestor Makhno qui organisa la région selon les principes libertaires, en favorisant la fondation de communes anarchistes. Est aussi raconté comment les dirigeants soviétiques ont utilisé l'armée insurrectionnelle de Makhno avant de rompre tous les accords passés.
Début 1921, les ouvrages de Fernand Pelloutier, des textes de Bakounine et de Kropotkine furent mis à l’index. Le soulèvement spontané de Cronstadt, en mars, fut réprimé dans le sang.
Une somme essentielle qui restitue la juste part des anarchistes russes dans la Révolution. La copieuse et savante postface de Mikhail Tsovma fait le point sur les ouvrages complémentaires paru depuis 1967, date de la première publication de cet ouvrage aux États-Unis ( et 1979 pour la France), tandis qu’une généreuse iconographie agrémente la lecture.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LES ANARCHISTES RUSSES
Paul Avrich
Traduction de l’anglais (États-Unis) de Bernard Mocquot
Postface de Mikhail Tsovma
434 pages – 22 euros
Éditions Nada – Paris – Novembre 2020
Première édition : Princeton University Press – 1967
Première édition française : Éditions Maspero – 1979
www.nada-editions.fr/?product=les-anarchistes-russes
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