« Lorsque s'invente et s’établit une idée comme celle d’État, qui réussit à confondre avec le plus grand succès les notions contraires de “peuple“ et de “Gouvernement“, il se constitue ainsi l'arme la plus puissante (qui est, comme on le voit, la plus métaphysique) pour enfermer le peuple dans la confusion et l'identification avec son Gouvernement et pour empêcher n'importe quel sentiment clair d'opposition et n'importe quelle intention d'en secouer le joug. » Agustín García Calvo (1926-2012), philologue et poète espagnol, convoque l’idée « État », « idée mensongère et réelle », pour en explorer les contradictions, les ambiguïtés dissimulées.
Tandis qu’avec la notion de Patrie « l’amour de la terre se confondait avec le service des Seigneurs », celle d’ « État » consolide et masque ce procédé de confusion et d’intégration. « L’État est la culmination logique, historique et naturelle, de l'idée d’État », fusionnant le Pouvoir et le peuple, « faisant du gouvernement et des gouvernés une seule et même chose » : « La Démocratie, que ce soit par la tromperie de la représentation et des élections de la voix du peuple, ou par la dictature des opprimés et dominés, réalise historiquement le mensonge que renferme la construction même de son vocable. »
« Il n’y a pas de Pouvoir sans nécessité de justification et, donc, comme disent les politiciens, d'idéologie, d'autant plus efficace et puissante qu'elle est plus abstraite et métaphysique, et par conséquent plus difficile à dénoncer et plus facilement dissimulable aux yeux du peuple, jusqu'à atteindre le comble de la réussite, quand il n'est plus nécessaire d’énoncer l'idée puisqu'elle est déjà ce que tout le monde sait. Et l'on peut ainsi dire à juste titre que la justification ou les idées dominantes, c'est-à-dire le mensonge, sont les fondements de la réalité politique (qui est la réalité humaine) et qu'elles en sont la force. Mais elles en sont aussi la faiblesse. » La réalité de l'État tient donc à sa condition d’idée mensongère.
Le Travail, « Loi du Seigneur constitutive de toute l’histoire humaine », avec le « calcul numérique du temps », est « la forme la plus accomplie et parfaite de la Loi » de l’État, de même que ces autres « condamnations de la vie », acceptées comme naturelles ou inévitables : les blocs d’habitations des banlieues, les autoroutes, les « Papiers d’Identité », l’obligation de « devoir passer la moitié de sa vie devant des feux de circulation et des guichets ».
C’est ainsi, « dans cette réalité du mensonge », que se façonne en réalité palpable « l’abstraction mensongère du Gouvernement, de l’Administration », que se constitue l’État.
La « famille étatique » diffère des « vieilles familles de nos villages » peu définies et se perdant parmi les oncles et les cousins au troisième degré, en ce qu’elle est réduite numériquement et strictement aux parents et aux enfants, enfermée entre quatre murs où la télévision « introduit dans la vie privée la vie publique comme centre de l’attention ». Elle constitue « le plus parfait exemple de définition et de fermeture de la vie ».
Agustín García Calvo reprend l’analyse du Capital par Marx, reprochant toutefois à celui-ci de croire que l’État pouvait être le moyen de faire disparaitre l’État. La conversion de la force de travail en marchandise signifie aussi que le Capital est le Temps de vie des travailleurs. Il devient vivant ainsi.
« Il est dans l'essence de l'État d'être capitaliste, pour la raison que tout État est totalitaire. » Toute apparition ou reste de richesses qui ne seraient pas converties en Argent, représentent une menace pour l’accomplissement d’un Plan d’Ordre qui ne peut être que total. Toute richesse doit prendre la forme d’Argent qui corresponde à l’État. De même, toute vie doit être réduite au Travail, c’est-à-dire au Temps qui est la monnaie véritable du Capital. De la même façon que le Capital est la Réalité bien que reposant sur « la forme la plus sublime et métaphysique, celle du Crédit – c’est-à-dire de la Foi – », l’État, bien que dépendant de son accomplissement dans le Futur, au point limite du Progrès, est la Réalité. « Que la manière appropriée d'accepter l'État et son Capital, soit la Foi, n'est qu'une preuve de plus qu'Ils ne sont que des épiphanies politique et économique de Dieu lui-même. »
Agustín García Calvo rappelle que « l’institution de Moi-même » est concomitante de celle de l’État à l’Époque moderne. Si l’État est un Tout, Je ne puis être autre chose qu’un Élément de ce Tout. Or chaque élément d’un ensemble est d’une certaine façon l’ensemble tout entier, puisqu’interchangeable et centre du réseau de relations avec les autres éléments. « L’État, c’est moi », à condition que « Moi, je suis l’État » aussi. « Sont risibles les exigences de ces gens bien intentionnés qui opposent l'État au Moi et qui pensent se rebeller contre l'esclavage de l'État au nom de la liberté de l’Individu ou de la Personne, sans s'apercevoir que l’un et l'autre sont les deux faces nécessaires d'une même pièce. »
Alors que l'Empire ne peut être qu’un, avec ses frontières « face au chaos et à la barbarie extérieure à l’Ordre », surgirent toujours plusieurs États, partageant leurs frontières avec d'autres États concurrents et collaborateurs. Ceux-ci développèrent leurs caractéristiques essentielles, conditions nécessaires pour qu'un État soit État :
- L’unification de la Religion et de la langue en une langue unique et officielle, simplifiée et régulée « d’en haut », avec des limites linguistiques précises.
- La définition de frontières géographiques, « passage ponctuel et sans transition entre le Oui et le Non », au moyen des guerres.
- L’établissement de listes complètes et précises de ses sujets, « afin que, là aussi, soient évitées des zones d’indéfinition ».
- La définition de caractères nationaux.
- La centralisation du Pouvoir, avec une distribution radiale, des réseaux de transmission d'ordres depuis ce Centre, assurant le maintien de l'ordre de l'unité étatique entière. La Planification est le refus « d'abandonner au hasard du lendemain le plus bref clignement d'œil ou le moindre interstice dans les vies de Ses sujets et de Sa terre ».
- Le développement d'une codification de Lois, comme « soumission de la possible vie indéfinie à une norme fixe, intemporelle ».
- L’imposition de l'Écriture dominant terres et vies, et grâce à elle,
- le développement de bureaux et de documents, du Capital.
- L’établissement d'une Idéologie ou Culture nationale.
Son territoire ne doit pas être trop petit pour que les gens doivent le concevoir au moyen d’une carte et ne pas pouvoir le parcourir à pied ni le voir de leurs propres yeux. Qu’ils puissent régler entre eux directement les problèmes constitue « une menace d'absence de nécessité pour l'établissement de l'État et un risque qu'il perde sa raison d’être ». Lorsque les limites s’estompent, diminue « la nécessité de le concevoir comme concept abstrait ». Pour des raisons analogues, une population trop peu nombreuse fait courir le risque que se confondent les relations publiques et les relations privées, et qu’il s’avère que l'État n’était pas nécessaire.
« Tout exercice de Pouvoir nécessite justification » mais « la forme de justification qui correspond à l'État dans sa constitution la plus parfaite est celle qui se présente comme parfaitement objective, comme simple exposition des faits tels qui se produisent dans la Réalité. »
L'Idéologie qui correspond à l'État n'est ni religieuse ni politique mais scientifique. Car la Science « éclipse le questionnement et la curiosité au sujet des mystères sans fin de ce qui n'est pas su », assure « la clôture et le régime d’un Tout qui prétend comprendre en lui les infinis » et peut imposer la foi sans que celle-ci n'apparaisse comme telle, mais comme une description objective des faits. Grâce à la Science mise à son service, l'État établit les Lois physiques. Le présupposé dans toute imposition du projet de l’État est qu’un Ordre dans le chaos de la vie doit être établi « d’en haut », à partir du Centre et par l’Homme. La Science permet aussi que les militants contre le Pouvoir ou son Capital soient inclus dans l’Ordre, et que le danger que leur lutte impliquait, soit apprivoisé, leur Idéologie contre le Pouvoir devant, elle aussi être nécessairement scientifique et objective.
« “Alors, que faire ?“. Tel est le piège dans lequel tombent souvent, et de façon notoire, politiciens et militants. » Il est fallacieux de penser que les armes de l’Ennemi peuvent être utilisées contre l’Ennemi, que les moyens sont neutres et séparables des fins. « Si les mots peuvent faire quelque chose pour modifier les attitudes des sujets et entraver la domination de l'État, du seul fait d'avoir été entendus, il l’auront déjà fait, ce qui n'est nullement facile quand, à chaque instant, on se rend compte à quel point les Idées établies servent efficacement à boucher les oreilles. » Agustín García Calvo recommande donc de « laisser la production de la théorie être directement ce qu'elle est : action, lutte, praxis révolutionnaire et démons désenchaînés », avant de terminer par une harangue adressée aux femmes, tout indiquées, par leur « manque de définition », par leur vie inconnue des Hommes, pour s’élancer « à l’assaut des grilles et des murs de définition qui constituent l’État » : « À l’origine des temps l'État se fonda contre vous », « la peur de votre amour désordonné fut le ciment et le commencement de cet Ordre des Pères et des Patries ». « Libérez-nous de l’État ! »
Dans une langue toujours aussi claire que précise, Agustín García Calvo s’en prend avec brio, en quelques pages fulgurantes et méthodiques, au mythe de l’« État », lequel en ressort en miettes, ne résistant pas à la mise à nu des illusions qui le tenaient pour indispensable face à un chaos qu’il n’y a jamais eu.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
QU’EST-CE QUE L’ÉTAT ?
Agustín García Calvo
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez et Marjolaine François.
96 pages – 7 euros
Éditions Atelier de création libertaire – Lyon – Février 2021
www.atelierdecreationlibertaire.com/Qu-est-ce-que-l-Etat,980.html
Première édition dans la Bibliothèque de vulgarisation politique des éditions La Gaya Ciencia – Barcelone – 1977
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