23 mars 2021

ÉCOLOGICA

Par la « critique du modèle de consommation opulent », André Gorz (1923-2007) est devenu écologiste dans les années 1950. La critique du capitalisme l’a conduit à l’écologie politique, par le biais de la théorie des besoins et sur la base d’une exigence éthique d’émancipation du sujet. Sont ici réunis sept textes et articles parus entre 1975 et 2007.

L'écologie politique, une éthique de la libération (2005).
« Mon point de départ a été un article paru dans un hebdomadaire américain en 1954. Il expliquait que la valorisation des capacités de production américaines exigeait que la consommation croisse de 50 % au moins dans les huit années à venir, mais que les gens étaient bien incapables de définir de quoi seraient faits leurs 50 % de consommation supplémentaire. Il appartenait aux experts en publicité et en marketing de susciter des besoins, des désirs, des fantasmes nouveaux chez les consommateurs, de charger les marchandises même les plus triviales de symboles qui en augmenteraient la demande. Le capitalisme avait besoin que les gens aient de plus grands besoins. » confie-t-il à Marc Robert, pour le numéro 21 d’EcoRev. La philosophie de Sartre lui a permis de comprendre que « nous sommes dominés dans nos besoins et nos désirs, nos pensées et l'image que nous avons de nous-mêmes ». Ce sont les rôles et les fonctions que l'éducation, la socialisation, l’instruction, et l'intégration nous ont appris et que « la mégamachine sociale nous somme de remplir », qui définissent notre identité d’Autre. « Ce n'est pas “je“qui agit, c'est la logique automatisée des agencement sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre. » Dans les interstices seulement surgissent des sujets autonomes par lesquels peut se poser la question morale. Tandis que l'impératif écologique conduit aussi bien à un anticapitalisme radical qu'à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste, « l'exigence éthique d’émancipation du sujet implique la critique théorique et pratique du capitalisme, de laquelle l'écologie politique est une dimension essentielle ». L'écologie ne peut avoir toute sa charge critique et éthique que si les dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d'un mode de production qui exige la maximisation des rendements, et recourt à des technologies qui violent les équilibres biologiques. Son intérêt pour la critique doit beaucoup à la lecture d'Ivan Illich qui distinguait deux espèces de techniques : celles, conviviales, qui accroissent le champ de l'autonomie, et celles, hétéronomes, qui le restreignent ou le suppriment, qu'il va, lui, nommer « technologies ouvertes » et « technologies verrou ».
Il considère que si la classe ouvrière s’appropriait les moyens de production sans les changer elle reproduirait le même système de domination : s'il ne change pas d'outils le socialisme ne vaut pas mieux que le capitalisme, c'est d'ailleurs ce que Marx expliquait dans les Grundisse. Le communisme n'est ni le plein emploi, ni le salaire pour tout monde, mais « l'élimination du travail sous la forme socialement et historiquement spécifique qu’il a dans le capitalisme, c'est-à-dire du travail marchandise.
Sa certitude que l’économie de la connaissance ait vocation à devenir « une économie de la mise en commun et de la gratuité » pourra toutefois laisser dubitatif.

La sortie du capitalisme a déjà commencé (2007).
« Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital. » La course à la productivité provoquée par l’informatisation et la robotisation qui réduisent les effectifs tout en baissant les prix des produits, conduit à une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être rentables. Une partie croissante des capitaux est drainée vers l’industrie financière : le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial, et repose en grande partie sur l’endettement, c’est-à-dire des bases fictives de plus en plus précaires. La capitalisation des anticipations de profit et de croissance est le moteur de la croissance mondiale, tandis que l’économie réelle est un « appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière ». La menace de dépression, voire d’effondrement, est plus due à l’incapacité du capitalisme à se reproduire qu’au manque de contrôle et à l’opacité de l’industrie financière. Si la décroissance est un impératif de survie dans le cadre d’une restructuration écologique, elle implique un changement radical de méthode et de logique économique. « La sortie du capitalisme aura donc lieu d'une façon ou d'une autre, civilisée ou barbare. »
André Gorz soutient que le dépassement de la société de la marchandise et du salariat est déjà amorcée dès lors que la « dictature des besoins » perd de sa force. Il explique comment la diminution de la valeur, de la plus-value, a été compensée par l’innovation qui crée de la rareté et procure monopole et rente. Cette dernière devenant le but déterminant de la politique des firmes,  apparaissent l’obsolescence et l’impossibilité de réparer les produits. « Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux, à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une “culture de la consommation“qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref, sur ce que j'ai appelé ailleurs la “socialisation antisociale“. Tout s’oppose dans ce système à l'autonomie des individus, à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d'éliminer les gaspillages, d'économiser les ressources, d'élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant », explique-t-il. Une rupture avec cette tendance implique « la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu'on consomme et ne consomme rien de ce qu'on produit ». À l’âge de l’informatique, André Gorz croit que les contenus immatériels peuvent devenir un bien abondant, perdre toute valeur d'échange et tomber dans le domaine public comme bien commun gratuit. Pour lui, la lutte engagée entre les « logiciels libres » et les « logiciels propriétaires » est le coup d’envoi du « conflit central de l’époque », qui se prolonge dans la lutte contre la marchandisation des semences, du génome, des savoirs, etc. « De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare  que prendra la sortie du capitalisme. » Il imagine le développement d'ateliers communaux d'autoproduction interconnectés à l'échelle du globe.

L'écologie politique en expertocratie et autolimitation (1992).
L'écologie en tant que science considère la civilisation dans son interaction avec l'écosystème terrestre, lequel, à la différence des systèmes industriels possède une capacité autogénératrice et autoréorganisatrice. Les politiques de « préservation du milieu naturel » cherchent, en s'appuyant sur l'étude scientifique de l’écosystème, à déterminer les seuils de pollution écologiquement supportables, c'est à dire les limites dans lesquels le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi, ce qui se traduit par une extension du pouvoir techno-bureaucratique, déniant aux individus la capacité de juger et les soumettant à un pouvoir « éclairé » se réclamant de l'intérêt supérieur. « L'ambiguïté de l’impératif écologique vient de là : à partir du moment où il est pris à leur compte par les appareils de pouvoir il sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social. »
Le mouvement écologique est né d'une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils du pouvoir économique et administratif. Ses premières manifestations étaient dirigées contre des mégatechnologies qui dépossédaient les citoyens de leur milieu de vie pour les bétonner, les coloniser, les techniciser. Ainsi pour l'électronucléaire des choix politico-économiques ont été travestis en choix techniquement rationnels et socialement nécessaires, sur la base d'une évaluation des besoins par une caste d’experts. En 1972, les demandes « culturelles » du mouvement écologique de changement de mode de vie ont reçu un fondement objectif avec le rapport commandité par le Club de Rome, Limits to Growth, qui démontrait l’impossibilité de poursuivre dans la voie de la croissance des économies industrielles. L'écologisme pouvait donc devenir un mouvement politique. Se posait alors le problème des modalités pratiques de prise en compte des exigences de l'écosystème par le jugement propre d'individus autonomes. « C'est le problème du couplage rétroactif entre nécessité et normativité, » c'est à dire de la démocratie. Chez Marx, ce problème était résolu par l'autogestion généralisée : la nécessité est assumée par les producteurs associés selon la double exigence normative du moindre effort, de la plus grande satisfaction dans le travail, de la gestion rationnelle, intelligible pour tout un chacun, des « échanges avec la nature ». La norme selon laquelle on règle le niveau de l'effort en fonction du niveau de satisfaction recherché et vice versa, est la norme du suffisant, incompatible avec la recherche du rendement maximal qui constitue l'essence de la rationalité et de la rationalisation économiques. André Gorz rappelle comment la norme du suffisant était si bien enracinée dans le mode de vie traditionnelle, qu'il fallut ruiner l’artisanat, réduire la rémunération des ouvriers par unité de produit afin de les contraindre à travailler plus pour obtenir le suffisant, leur enlever la maîtrise des moyens de production afin de leur imposer une organisation et une division du travail. La mécanisation a permis la production de surplus dépassant les besoins et donc l’accumulation du capital. Désormais, La recherche de l'efficacité maximale dans la mise en valeur du capital exige l’inefficacité maximale dans la couverture des besoins : le gaspillage maximum. Il pense que le rétablissement de ce qui a été aboli, le choix de travailler et de consommer moins, peut être institué par un projet écopolitique et écosocial : garantie d'un revenu suffisant indépendant de la durée du travail, distribution du travail socialement nécessaire pour que tout le monde puisse travailler, travailler mieux et moins, création d'espaces d'autonomie dans lesquels le temps libéré du travail peut être employé à des activités d'autoproduction par exemple. « Cette domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l'essence du capitalisme. Laissé à lui même, il aboutirait à l'extinction de la vie et donc de lui-même. S’il doit avoir un sens, ce ne peut être que de créer les conditions de sa propre suspension. »

L'idéologie de la bagnole (1975).
« À la différence de l'aspirateur, de l'appareil de TSF ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d'usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme une villa sur la Côte, n'a d'intérêt et d’avantage que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C'est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas. » Elle perd tout valeur d’usage lorsque tout le monde utilise la sienne, mais sa dévalorisation pratique n'a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : « le mythe de l'agrément et de l'avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils était généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. » « Inventée pour permettre à son propriétaire d'aller où il veut, à l'heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode. » Le paradoxe de la voiture automobile est que, promettant à ses propriétaires une indépendance illimitée, elle leur apporte une dépendance radicale (énergie, réparations, etc). De plus, privilège accordé à tout le monde, elle provoqua la congestion de la circulation urbaine, « résolue » aux États-Unis par l'étalement de banlieues autoroutières, consacrant plus encore la dépendance à la voiture. Ivan Illich avait calculé, considérant les heures de travail nécessaire pour la payer, ainsi que l’essence, les pneus, l’assurance etc, qu’un américain mettait finalement une heure pour parcourir six kilomètres.
« L'alternative à la bagnole ne peut être que globale. » Les territoires doivent être rendus habitables et non pas circulables. Une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne doit être mise en place, et des automobiles communales à disposition de tous dans des garages de quartier. « La bagnole aura cessé d'être besoin. »

Croissance destructive et décroissance productive (1980).
Depuis le début des années 1960, les procédés et les consommations à fort contenu énergétique ont été favorisés (béton et acier au lieu de pierre et brique, plastique et synthétique au lieu de cuir et fibres naturelles, etc), en même temps que la durée de vie des produits a été artificiellement abaissée. Le choix de développement propre au capitalisme a consisté « à créer le plus grand nombre possible de besoins et à les satisfaire de façon précaire par la plus grande quantité possible de marchandises ». « Le consommateur est au service de la production. » « La prévision économique n'est donc pas neutre. Elle reflète le choix politique tacite de perpétuer le système en place. Ce choix n'a rien à voir avec l'objectivité ni avec la rigueur scientifique. La société présente n'est pas la seule possible et son mode de fonctionnement n'a rien d'une nécessité objective. »
Décider de la production et de la consommation à partir des besoins, suppose que ceux qui produisent et ceux qui consomment, puissent se rassembler, réfléchir et décider souverainement, indépendamment de l'État et/ou du capital. Remplacer un système économique fondé sur la recherche du gaspillage maximum, par un système qui recherche la plus grande satisfaction au moindre coût possible, c'est remplacer le capitalisme par le communisme, mais sans retour à l'économie domestique, ni à l'autarcie villageoise, ni à la socialisation intégrale et planifiée de toutes les activités. André Gorz propose l'expérimentation sociale de nouvelles manières de vivre en communauté, de consommer, de produire, de distribuer, avec le développement de technologies alternatives. Il préconise un « revenu social à vie, assuré à chacun en échange de vingt mille heures de travail socialement utile que tout citoyen serait libre de répartir en autant de fraction qu’il le désire, de façon continue ou discontinue, dans un seul ou dans une multiplicité de domaines d’activité », sous le contrôle d’un « organe central de régulation et de compensation, c'est-à-dire un État ».

Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme (2007).
Si la décroissance est une bonne idée, aucun gouvernement n'oserait la mettre en œuvre et aucun acteur économique ne l’accepterait, car elle provoquerait une dépression économique sévère, voire l'effondrement du système bancaire mondial. Pourtant le capitalisme se heurte à une limite interne puisque désormais « la valorisation du capital repose de plus en plus sur des artifices, de moins en moins sur la production et la vente de marchandises. » La décroissance de l'économie fondée sur la valeur d'échange a donc déjà lieu, reste à savoir « si elle va prendre la forme d'une crise catastrophique subie ou celle d'un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands ». Par la suppression de l’emploi, entreprise par le postfordisme, le capitalisme travaille à sa propre extinction mais fait naître des possibilités sans précédent. De nouveau, André Gorz voit dans le mouvement des logiciels libres, « une forme germinal d'économie de la gratuité et de la mise en commun, c'est à dire d'un communisme ».

Richesse sans valeur, valeur sans richesse (2005).
« le PIB ne connaît et ne mesure les richesses que si elles ont la forme de marchandises. » Un puit creusé en commun par des villageois profite à tout le monde mais n'augmente pas le PIB. Approprié par un entrepreneur privé, il permettra d’augmenter le PIB grâce aux redevances perçues, mais seuls ceux qui en ont les moyens pourront bénéficier de son eau.
En 1996, le rapport du PNUD sur le « développement humain » a ajouté aux « indicateurs » de richesse habituels, l'état de santé de la population, son espérance de vie, son taux d'alphabétisation, la qualité de l'environnement, le degré de cohésion sociale. L’un des pays les plus pauvres, par son PIB, le Kerala, s’est retrouvé parmi les plus riches. Et paradoxalement, dans les pays au PIB élevé, on vit de plus en plus mal tout en consommant de plus en plus de marchandises.
André Gorz brosse un rapide historique du travail à travers les âges, depuis l'Antiquité jusqu'au contexte actuel de chômage croissant et de précarisation de l'emploi qui s'inscrit dans une « stratégie de domination » : « Il faut inciter les travailleurs à se disputer les emplois trop rares, à les accepter à n'importe quelles conditions, à les considérer comme intrinsèquement désirables, et empêcher que travailleurs et chômeurs s'unissent pour exiger un autre partage du travail et de la richesse socialement produite. » Dans ce contexte, sa revendication d'un revenu d’existence, découplé du temps de travail et du travail lui-même, a pour but de « soustraire les chômeurs et précaires à l'obligation de se vendre ». Et, bien sûr, il compte sur l'économie de la connaissance, comme économie de la gratuité et du partage, pour inverser le rapport entre production de richesses marchandes et production de richesse humaine.

 

Toutes ne sembleront sans doute pas convainquantes mais les analyses proposées par André Gorz méritent toutefois qu’on s’y attarde.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

ÉCOLOGICA
André Gorz
117 pages – 17 euros
Éditions Galilée – Paris – Janvier 2008
editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2862

 

Du même auteur :

LE FIL ROUGE DE L’ÉCOLOGIE

 

 

Voir aussi :

LES BESOINS ARTIFICIELS - Comment sortir du consumérisme

CONTRE L’ALTERNUMÉRISME

LE CAUCHEMAR DE DON QUICHOTTE - Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui

 

 



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