7 mars 2021

IMPOSSIBLE

Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute. Derrière lui, un autre homme donne l’alerte. Camarades de lutte quarante ans plus tôt, leur rencontre paraît improbable, la coïncidence impossible, pour le magistrat chargé de l’enquête. D’autant qu’à l’époque, le premier avait livré le second à la police. Erri De Luca restitue la série d’interrogatoires qui, échappant au simple contexte factuel et dérapant souvent en véritables dialogues philosophiques, explorent la mémoire de la « génération la plus poursuivie en justice de l’histoire italienne ».



Ainsi le narrateur met immédiatement les points sur les « i ». À propos, par exemple, de la motivation des randonnées en montagne, il précise que « dans la vie économique où tout repose sur la partie double données/avoir, sur le profit et l’utile, aller en montagne, grimper, escalader, est un effort béni par l'inutile. Il n'est pas utile et ne cherche pas à l’être. » Il conteste le vocabulaire utilisée par la Justice, montrant qu’il n’a rien renié de ses convictions mais refusant d’utiliser une langue qui conditionne la pensée :
« Q. Pour décider qu’il s’agit d’un accident je dois parvenir à exclure qu’il y ait eu une rencontre intentionnelle entre vous et cet homme qui fut autrefois un collaborateur de justice, qui a contribué à l'arrestation d'un bon nombre des vôtres, vous compris, et qui a purgé pour ça une longue détention.
R. Vous, vous êtes disposé à parler d'accidents du travail quand il s'agit en réalité d'homicides de travailleurs, poussés au-delà des limites de leur résistance et des conditions de sécurité. Vous qualifiez d'accidents les dizaines de milliers de blessés et le millier de morts dus au travail manuel chaque année en échange d'un salaire. Mais ici vous doutez du mot “accident“ quand qu'il se rapporte à une activité périlleuse, ludique, avec des risques pris délibérément, en toute conscience du danger encouru. »
L’accusé précise aussi la « repentance est du domaine de l'intime et ne fait pas commerce de soi-même. Elle concerne la conscience de celui qui passe par là et non les documents judiciaires. » Alors que ce que le magistrat appelle ainsi est « une abjuration, un reniement encouragé par différents avantages, du programme de protection au changement de nom, à la remise en liberté. »
Les discussions s’enchainent dans une surenchère d’éloquence et une tension où chaque mot semble pesé. Entrer davantage dans les détails nous obligerait à déflorer un récit qui se dévoile peu à peu et se révèle aussi entre les lignes. Les confidences que le prisonnier envoie à sa compagne, entre chaque interrogatoire, commentent les scènes de dialogue et les complètent par de longues introspections.

Erri de Luca, avec ce texte où il parle aussi et surtout de lui, de ses engagements, parvient à retourner l’accusation contre la justice de son pays qui s’acharne contre les vaincus et, non contente de les avoir emprisonnés, voudrait les voir tous se renier. Il soutient une position morale d’une grande dignité.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

 
IMPOSSIBLE
Erri de Luca
Traduit de l'Italien par Danièle Valin
242 pages – 16,50 euros
Éditions Gallimard – Paris – Février 2021

www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Impossible


Voir aussi :

LA VÉRITÉ SUR CESARE BATTISTI

 

Du même auteur :

LA PAROLE CONTRAIRE

DU SENTIMENT DE JUSTICE ET DU DEVOIR DE DÉSOBÉIR

 

 

 

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