Il accuse la « non-pensée technocratique » à travers l’hégémonie de l’ENA sur les « élites roses », c’est-à-dire le « découpage de la réalité et des problèmes en rondelles « techniques » sur lesquelles se penchent des « experts » », et la professionnalisation politique qui réduit les idées à une logique de carrière d'être responsables de cette « désintellectualisation » des gauches de la gauche, avec la confusion entre discours critique et pensée critique, la « routinisation de schémas critiques simplificateurs ». Se transformant en « plombier des tuyauteries conceptuelles des gauches ».
Il dénonce :
- Les théories du complot qui polluent largement les discours critiques les plus ordinaires, notamment avec la diabolisation des médias. Or les sciences sociales contemporaines n’expliquent presque jamais un événement par un seul facteur et les grandes pensées critiques délocalisent la place des intentions humaines dans des mécanismes sociaux et historiques plus larges. Le doute, s’il est une des composantes importantes de la raison critique, peut révéler des pouvoirs envahissants s’il se veut illimité.
- L’essentialisme, constant désir de généraliser et mépris pour les cas particuliers, qui mène au manichéisme. La rigueur intellectuelle devrait nous orienter vers l’analyse des contradictions et de la pluralité des logiques à l’oeuvre dans la réalité observable, même dans les ordres dominants.
- La quête du dépassement des contradictions (thèse s’opposant à une antithèse) par une entité englobante et supérieure (synthèse) responsable de « nombre de contes de Noël qui enchantent les gauches l’hiver au coin du feu de la non-pensée magique ». L’auteur rappelle que Proudhon, Merleau-Ponty et Levinas invitaient à sortir des rails pour assumer la dynamique infinie des contradictions, par une « équilibration des contraires » dans le cadre politique d’une fédération, pour Proudhon, par exemple.
- La quête du tout par un dispositif de connaissance du réel prétendant l’embrasser grâce à des « concepts tout-puissants ». Il propose une autre voie : « un global qui ne soit pas un total, une vue globale se confrontant à la pluralité et à l’incertitude, lucide sur ses propres fragilités et limites ».
- La dimension expérimentale a été évincée de la culture politique de la gauche française avec la prédominance de la prise du pouvoir.
- Le culte collectiviste et le mépris de l’individu, alors que les penseurs anarchistes et Marx dans ses Manuscrits de 1844, situaient les individus dans une variété de relations sociales et historiques qui nourrissaient leurs singularités respectives. Ils avaient une « conception relationnaliste et coopérative de l’individualité ».
Philipe Corcuff identifie et analyse ensuite un certain nombre « d’impensés rarement discutés » qui entravent les gauches :
- La tension entre la vision pessimiste de Durkheim qui considère les désirs comme frustrants, et une vision optimiste développée par Marx qui compte sur la libération des désirs de leurs contraintes oppressives pour déployer leur puissance créatrice. Une vision plus contrastée serait de meilleur augure.
- Le zapping incessant et la nostalgie d’un « passé mythifié » paralysent dans un immobilisme, déconnecté de l’évaluation critique du passé comme des défis du présent et des projections dans un avenir différent.
- L’ « économisme » contemporain avec le culte de la croissance qui ne pourra trouver une réponse avec la « décroissance de tout ».
- La professionalisation de la vie politique, contraire à l’idéal démocratique.
- Les dérives républicaines, laïcardes et nationalistes qui vont à l’encontre de l’universalisme.
- La diabolisation des médias, l’aliénation des masses sont des « représentations misérabilistes » courantes qui désarment la critique sociale de certaines de ses potentialités libératrices.
Ces critiques et ces analyses renverront chaque lecteur à une auto-critique de ses propres logiques de pensées. Pas inintéressant pour sortir des carcans et des cercles vicieux.
LA GAUCHE EST-ELLE EN ÉTAT DE MORT CÉRÉBRALE ?
Philippe Corcuff
82 pages – 8 euros.
Éditions Textuel – Collection « La Petite encyclopédie critique » – Paris – Octobre 2012
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