Pour eux, le XXe siècle a commencé sur le navire qui les conduit à Veracruz, en provenance de La Havane. Ils débarquent dans le Mexique de Porfirio Diaz : « Une dictature, ce n’est pas seulement une structure de pouvoir verticale construite sur la peur, l’armée et la répression, les curés, les apparences, le contrôle de l’information, le mensonge et l’habitude, la fausse promesse d’un progrès dont personne ne sera soi-disant exclus ; c’est aussi tout un réseau de passe-droits, de complicités, de copinages, de fraudes et d’accommodements qui huilent la machine de haut en bas de la pyramide. La dictature c’est de la merde. »
Rapidement, ils comprennent que le gouverneur Teodor Dehesa leur a concédé la propriété des Magnolias dans le but de déclencher un conflit avec les Indiens, qui servirait de prétexte pour dépouiller ceux-ci de leurs terres. « Les titres de propriété, c’est bon pour se torcher le cul avec », a expliqué au sorcier celui qui se fait appeler le curé Marco, déclaration de Genève de la Première Internationale à l’appui. Mémé Grimaldi, elle, défend une égalité des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, mais dans la différence. Elle se prononce aussi pour une répartition égalitaire du travail et aussi pour prendre partie aux côtés des Indiens, car « celui qui est témoin d’une injustice sans agir n’est qu’une canaille, un stronzo et un puzzolente ».
Ignorant tout de l’agriculture, il s’emploient à confectionner un alambic pour distiller de l’alcool de noix et de nance, une variété de prune locale, et volent dans les églises pour acheter des armes… avec la bénédiction de don Marco. Tous offrent souvent leur nudité au soleil, pour bronzer.
Mais comme l’avait écrit le journal dirigé par les frères Flores Magon, « de toutes les plaies qui frappaient l’État de Veracruz, la fièvre jaune, la variole, Dehesa était la pire. » L’expérience tourne court. Lucio reste le seul dernier survivant de la communauté au Mexique. Il sera pharmacien, instituteur, imprimeur clandestin, journaliste, commentateur de baseball, vendeur de fruits, croisera Che Guevara dans la file des cubains qui embarquaient sur le Granma et Pancho Vila à El Paso, recevra deux balles en Espagne, engagé dans le bataillon Garibaldi.
Régulièrement un « choeur antique », composé de deux ou trois commères napolitaines occupées à étendre du linge à leurs fenêtres, ponctue le récit de leurs commentaires. « Pour elles, les grands propriétaires sont des casses-couilles partout dans le monde, la chose étant de notoriété publique bien que la télévision n’en parle pas. »
Et quand Lucio revient à Naples, à quatre-vingt-treize ans, sa langue maternelle, le dialecte napolitain, lui revient spontanément. Cette ville lui rend le sourire : « Les gens ont cassé les feux de signalisation et proclamé l’anarchie de la circulation. Et ça marche. » Hanté par le souvenir de ses amis, il cherchera en vain leurs traces, poussé comme beaucoup par le « besoin de remplir ce misérable cimetière que sont devenues nos vies, de le peupler d’archanges flamboyants et de héros à la mesure d’autres temps ». « Notre époque a perdu le goût de l’héroïsme, le sens tragique de cette vie qui n’est rien de plus qu’une farce romantique aux conséquences inévitables. Disparus, ces hommes et ces femmes qui vivaient avec l’exigence que rien, rien du tout, pas un cheveu, ne sépare leurs paroles et leurs actes ; ces êtres humains qui ont traduit en actes chacun de leurs mots. »
Sébastien Rutés, le traducteur, fin connaisseur de l’oeuvre de Paco Ignacio Taibo II, dans une postface brillante, recense les figures anarchistes dans les romans de celui-ci, ce « panthéon de gauche » qu’il s’est employé à bâtir. Il analyse les thématiques régulièrement évoquées de l’échec politique de 1968, de la légitimité de la violence révolutionnaire, du choix de l’action individuelle ou de l’action collective, de la fraternité.
Remarquable travail d’édition, notamment par l’apport d’illustrations, culs-de-lampe discrets, gravures en pleine page, magnifiques et marquantes.
Paco Ignacio Taibo II nous emporte dans une nouvelle épopée virevoltante, avec sa virtuosité coutumière, se confronte à ses vieux démons, dans une langue toujours aussi luxuriante.
REVENIR À NAPLES
Paco Ignacio Taibo II
Traduction et postface de Sébastien Rutés
96 pages – 16 euros
Éditions Nada – Paris – Janvier 2021
Titre original : El Olor de las magnolias – Editorial Planeta Mexicana S.A. de C.V. – 2018
www.nada-editions.fr/?product=revenir-a-naples
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire