Dans Cannibales, Montaigne raconte l’effarement du chef indien qui visita le Royaume de France au temps de Charles IX, lorsqu’il découvrit une société où « des gens sont repus de tout, et d’autres maigres à faire peur, mendiants à leurs portes, nécessiteux qui pourtant acceptent de “souffrir une telle injustice [sans prendre] les autres à la gorge, ou [mettre] le feu à leurs maisons” ». Analysant un débat public suite au décès d’un bébé alors qu’une maternité venait d’être fermée dans la Drôme, une émission télévisée, des interviews, Sandra Lucbert décortique, dans un exceptionnel exercice littéraire, la langue employée par l’État pour justifier et imposer ses mesures et, mobilisant la science des rêves de Freud, les mécanismes déployés pour faire accepter l’inacceptable.
« En lieu et place de débats contradictoires, donc : un tour de passe-passe », un « numéro d’hypnotiseur ». Les appels à la raison des représentants de l’État invoquent systématiquement « LaDettePubliqueC’EstMal », évacuant les questions de finalités. « Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie. »
Elle cite un dialogue entre Socrate et Protagoras dans lequel ils évoquent l'époque des dieux et des Titans. Alors que l'un d’eux, Épiméthée, a équipé tous les animaux, oubliant les humains, Prométhée dérobe le feu et la technique à Zeus, pour les offrir à ceux-ci. Mais Zeus, considérant que la technique ne peut rien sans l’aptitude politique, envoie Hermès la leur donner « à tous également », sans exception. On nous a retiré l'attitude politique que des expertises techniques prétendent supplanter, nous ramenant à « l'inintelligence collective ».
« “Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone“, dit Orwell. Pour conduire les humains à renoncer à leurs facultés politiques, il a suffi d'une musique d’ambiance. » Sandra Lucbert s’appuie sur un numéro spécial de C dans l’air, émission de France 5 dépourvue d’analyse et qui « parle LaDette ». La parole est donnée aux experts, sages de la BCE et de la Cour des Comptes, ministres, anciens et actuels, tous spécialistes de « l’escamotage politique par la technique ». « La Langue du Capitalisme Néolibéral – la LCN, en abrégé – requiert absolument le bariolé dans l’identique : le c'est comme ça doit s'énoncer depuis une multitude d'endroits différents, manifestement indépendants les uns des autres. » « Un État ne se soutient pas uniquement par l'appareil de force, mais par l'assentiment passif des dominés. »
« Ne jamais dire ce qui est : que l'Action transitive est en fait violemment transitivitée – au service des intérêts financiers. L'argent doit aller à l'argent, il faut cesser de gaspiller dans des infrastructures et des services publics. Agir, c'est corriger la démocratie, c'est la discipliner par les marchés.
Qui doit tenir ces comptes cachés doit savoir en conter : tout mettre cul par-dessus tête et nous faire aller droit. Pourquoi vous avez beaucoup d’impôts, même si nous les baissons ? Beaucoup de dette ? Parce que vous avez beaucoup de dépenses. Au travers du miroir de Bercy, les énoncés, une fois la prémisse effacée – nous les baissons uniquement pour les fortunés et pour les entreprises, et ce faisant les recettes fiscales s’effondrent –, seront mécaniquement inversés. Moins de recettes fiscales par exonération des riches devient : trop de dépenses pour ceux qui payent les impôts à la place des riches. »
Avec une malice vigoureuse et caustique, Sandra Lucbert s’en prend à un certain nombre de personnalités, pour illustrer son propos toujours résolument offensif, ruinant la langue des dominants en la détournant et la retournant. Dénonçant, par exemple, l’ignorance de Michel Sapin, spécialiste en… numismatique, elle emprunte à cette discipline le trébuchet, instrument double, à la fois balance de précision pour vérifier le poids des monnaies et pièce d’artillerie pour démolir la maçonnerie des villes assiégées. Ainsi, la Banque centrale européenne, par exemple, monétaire et militaire, « parle budgets équilibrés lorsqu’elle défonce les politiques publiques ». Elle répond à Didier Migaud, de la Cour des comptes, qui confond à dessein dette et dépenses, alors que celles-ci n’ont aucun rapport. Les plafonds qu’il invoque pour les dépenses publiques, sont avant tout « des plafonds pour le consentement des riches à l’impôt ». L’OMS a d’ailleurs évalué la réussite des politiques qu’il prescrit : « En 2000, le système de santé français était premier au classement international. En 2020, il a dégringolé seizième – l’efficacité. On manque de lit en pleine crise sanitaire : hâtons-nous d'en supprimer d’autres. »
Sandra Lucbert mobilise aussi la théorie des rêves de Sigmund Freud : les discours hégémoniques des forces dominantes sont maquillés, comme le contenu latent du rêve est transformé en contenu manifeste. Pour cela, Elle s'appuie sur la proposition analytique d’un certain G. Clarenbeau, auteur de Cliniques capitalistes (introuvable au catalogue des PUF, ce qui laisse supposer un artifice littéraire pour dédoubler la parole de l’auteur) : « Les autorisations pulsionnelles des dominants ne rencontrent plus aucune limite sérieuse. Elles enfoncent les codes du travail, éparpillent les outils de redistribution – font gazer les mécontents. Pour l'heure, aucune force antagoniste ne les oblige à reculer, quelques figures de style suffisent à les rendre méconnaissables. Les discours officiels y gagnent une consistance de rêve, analysables comme tels. »
Nous ne pouvons, comme toujours, rendre compte ici de l’intégralité de cette oeuvre. Signalons cependant l’analogie jubilatoire que l’auteur s’autorise avec une scène d’anthologie de Madame Bovary. Enfin, reprenant Gérald Darmanin, alors ministre du Budget, tandis qu’il s’appuie à contre-sens sur Alice au pays des merveilles, « qu’il a vu en dessin animé », elle se permet un bouquet final époustouflant et lui explique qu’en vérité « le monde merveilleux qu’explore Alice est un cauchemar implacable », un tissus de nonsenses, « c’est-à-dire la mise en évidence des mécanismes d’imposition du sens commun », dont elle cherche inlassablement les motifs avant de devenir révolutionnaire.
À la langue utilitaire, anesthésiante et manipulatrice des serviteurs de l’Économie, Sandra Lucbert répond par la littérature : des formules affinées et tranchantes comme le scalpel pour disséquer le jargon et l’entourloupe, rendre évidente la supercherie. Car « la littérature peut : ramener de l’indicible dans le dicible, figurer de l’infigurable, rétablir des prédicats effacés.
Le reste : retrouver taille collective et terminer leur jeu, ce n‘est pas dans un livre. »
Un petit ouvrage d’une puissance critique implacable et redoutable. Absolument indispensable !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LE MINISTÈRE DES CONTES PUBLICS
Sandra Lucbert
146 pages – 7 euros
Éditions Verdier – Lagrasse – Septembre 2021
editions-verdier.fr/livre/le-ministere-des-contes-publics/
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