« La culture est une gloutonnerie qui rend l'esprit obèse et impuissant. La barbarie, une vitalité primitive qui permet l'écriture vraie, le geste pur, la poésie. » La barbarie est « un lieu d’énonciation à partir duquel l’intempestif “poète-boxeur“saccage l'ordre des choses pour le rendre à sa vérité crue ».
Issu de l'élite indigène, Kateb Yacine a fréquenté l'école française. À 16 ans, il descend dans les rues de Sétif le 8 mai 45, échappe à la mort mais pas à la prison. Il y rencontre l’Algérie, « la vraie », « celle de son peuple meurtri, déshumanisé, mais inébranlablement révolté », il fonde « son destin d'écrivain public, de scribe » : « il va écrire au milieu des analphabètes, pour les analphabètes ». Par « retournement du stigmate », il forge « une formule magique ».
« Il ne suffit pas de franchir la frontière pour l’abolir. Qui ose croire encore à cette mythologie ? Nous, première, deuxième et énième génération, toute la bande des “naturalisés“, des droits-du-solistes, des doubles passeports, des déchéançables de nationalité, le savons trop bien : franchir leur frontière sans la détruire, c'est la reconduire derrière soi et derrière soi barrer la route à d'autres barbares, fabriqués pour l’occasion. » La hantise de « ne pas perdre le Sud », doublée d’un « complexe de privilégiés », menace lorsque l’intégration réussit. Louisa Yousfi propose d’adopter les verbes garder et résister, hérité de Kateb Yacine, de refuser d’être « un trait-d’union », en ne renonçant pas à son histoire, à sa culture et à son âme, que « la civilisation » voudrait voir disparaître sous l’effet de l’assimilation.
Le roman de Chester Himes, La Fin d’un primitif, se termine par cette sentence : « Le Nègre tue la Blanche », c’est-à-dire que le coupable tue l’innoncente. Il ne s’agit pas, pour l’auteur d’une vengeance raciale, mais bien « du triomphe d’un ordre moral » dont il vient de déployer la mécanique tragique : « Le primitif a agi comme un primitif. La Blanche est morte comme une Blanche. » Tout est en ordre. « La science raciste est une boucle infinie qui autoréalise ses propres prophéties, garantissant ainsi les conditions de sa perpétuelle reproduction. » Par un magistral retournement des valeurs, il montre comment un primitif qui évolue vers l’humain, un barbare en voie d’intégration, massacre sa maîtresse blanche. Aux yeux de la suprématie blanche, donc, avoir une morale et des principes empêche d'être un humain. « L’ensauvagement » ne provient pas du manque d’intégration, mais du processus intégrationniste lui-même : « Le monde blanc est une pomme pourrie. » Les « héritiers de l’Empire » sont finalement les plus à plaindre : « Enfants de colons ! Enfants d’esclavagistes ! Enfants de génocidaires ». Toujours décrits comme privilégiés, Louisa Yousfi voient surtout leurs manques, « ce manque des valeurs qu'ils érigent encore aujourd'hui comme productions originales : l'humanisme, l'universalisme, la démocratie, la fraternité, la liberté d’expression… »
Elle raconte ensuite « l’impossible communion des larmes » après le 11 septembre 2001. Son père n'avait cessé de lui répéter que « les Américains sont la pire chose qui soit arrivée sur Terre ». Se réjouir ou même ne pas se joindre à l'émotion collective, c’était « se situer d'emblée dans le camp de la barbarie, le camp des terroristes ». S'indigner était pourtant impossible. « Notre propre conscience était prise au piège de l’Empire. » À l'instar du héros de Chester Himes, ces terroristes achevaient le destin que l’Empire leur avait servi. « Ce jour là, l'Occident a fait une rencontre avec lui-même. Qu’avions-nous à voir avec tout ça ? » « La communion des larmes n'aura pas lieu parce que, d'une certaine manière, nous avons en nous plus d’universel qu’eux qui ne cessent pourtant de s’en gargariser. Ces millions de morts non pleurées, nous les portons sur la conscience, précisément pour ne pas les avoir pleurées. »
Elle analyse aussi quelques figures de barbares contemporains, revenant tout d’abord sur le parcours de Mehdi Meklat, « jeune banlieusard devenu coqueluche du gratin parisien avant d'être sali par l'infamie d’un scandale ». Enrôlé, au lendemain des émeutes de 2005, dans une campagne de discrimination positive, comme représentant d’« une banlieue qui ne demanderait que de participer à la grandeur du pays », il fut rejeté et déchu de son titre de « symbole de l'intégration réussie » en 2017, après la découverte de dizaines de milliers de tweets antisémites, sexistes et homophobes. Dans ses excuses, il évoque un double maléfique, Marcelin Deschamps, dans lequel Louisa Yousfi perçoit le véritable résultat, la création de la mission « civilisatrice » : « Il y a comme un acte manqué dans cette chute, comme une préméditation. Il est probable qu'on créé des monstres pour se punir soi-même d'une ambition dont on refuse de s'avouer qu’elle nous ravage plus qu'elle nous élève. »
Chez le rappeur Booba, elle discerne une volonté « de réussir sans se faire dompter. Réussir en barbare, réussir en pirate. » À 10 ans, ce jeune franco-sénégalais élevé par sa mère à Meudon, visite l’île de Gorée lors d'un premier voyage au pays de son père. Quelques années plus tard, se découvrant un talent grâce au rap, il rejette « sa domestication programmée, vouée à reconduire éternellement une ruminante haine de soi », devient « ce qu'il aurait dû être » et se rêve en « cauchemar de l’Occident ». « Avec Booba, il n'est pas question de se réconcilier mais au contraire d’en finir avec ce désir de sérénité et d'apaisement qui n'est jamais qu’un leurre, une capitulation déguisée en vertu. » Au-delà de cet exemple, elle analyse, d’une façon plus générale, le rap et sa manière d’utiliser les mots. « Une langue ne peut pas tout à fait se détruire. Ce qui peut être saboté, en revanche, c'est la prétention en elle de faire “identité“. La langue française sait y tenir, même lorsqu'elle prétend s'ouvrir. Elle délimite volontiers un petit ghetto linguistique à l’intérieur de son territoire. En littérature, elle le nomme “francophonie“. Mais le rap sait contourner la ruse. Sa jubilation vient de là : brûler en barrage les frontières symboliques qui régentent les usages langagiers. Ce faisant, c’est au principe même d’identité de la langue française qu’il mène la vie dure, à la domination qu’elle exerce sur l’ensemble des autres langues qu’elle méprise, s’arrogeant une portée unitaire – totalitaire – par l’entremise de l’école. » « Figure de l’étranger, de l’inassimilé, le rappeur banlieusard est un barbare littéral : il ne possède aucune langue en propre et celle qu’il emprunte à l’histoire, ou plutôt que l’Histoire lui a imposée, passe par sa bouche comme une clandestine, libérée des règles trop bien apprises. Elle s'est hybridée au contact de mille autres langages, s'est brisée sur le bitume pouilleux de vies moins exemplaires, plus réfractaires. Elle s'est salie et en même temps lavée des ambitions civilisatrice qu'elle portait. Le rap reproduit à l'intérieur de la langue le drame de l’exil. Il déracine les mots de leur milieu d’origine, les déplace, les maltraite. Il rompt leurs attaches. Mais dans le même temps, il les émancipe. Privés de leur confort, les mots puisent en eux des ressources inespérées qui les font naître à nouveau. »
Louisa Yousfi étudie de la même façon le groupe PNL (pour Peace and lovés) qui raconte les « marges de l’Empire », le « zoo à ciel ouvert », contre les parois duquel il vocifère et d'où il ambitionne de s’évader. Puis, constatant l’absence de femmes dans son exposé, elle signale leur production d’une littérature à part entière, avec laquelle celles-ci sont devenues archiviste des leurs, pour les laver « du stigmate qui les a souillés », pour les représenter au-delà du stéréotype. Si les rappeurs s’inscrivent dans une continuité des malâmatis, « les gens du blâme » de l'islam médiéval, ces dévots qui choisissaient délibérément d'être méprisables aux yeux des autres, au regard des conventions et des lois, « pour que leur égo ne gonfle pas d'une piété ostentatoire », elle invite les « femmes non blanches a refuser le rôle auquel elles sont assignées et de trouver leur propre voie du blâme ».
Armée de son précieux sésame: « rester barbare », cette « formule magique » dénichée chez Kateb Yacine, Louisa Yousfi traque les effets du colonialisme chez les descendants des victimes (collatérales) de celui-ci et identifie ceux qui résistent encore. Un manifeste redoutable, doublé d’une fort intéressante analyse du rap français, comme puissant levier dans ce retournement de stigmate.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
RESTER BARBARE
Louisa Yousfi
130 pages – 10 euros
La Fabrique éditions – Paris – Février 2022
lafabrique.fr/rester-barbare/
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