Ce travail se révèle tellement « monstrueux », autant par son sujet que par sa démesure, qu’il nous sera impossible d’en rendre compte intégralement. Plus que jamais, c’est la substantifique moelle que nous retiendrons. Après avoir traqué les prémices et le développement de QAnon, rapporté de nombreuses « sales affaires », l’auteur définit ce phénomène, devenu mondial en trois ans, à la fois comme un jeu en réalité alternée, un modèle d’affaires, une secte, un mouvement réactionnaire de masse cherchant à pénétrer les institutions et un réseau terroriste en puissance. Il revient sur la campagne de harcèlement contre la prise de parole des femmes dans le monde du jeu vidéo, aux États-Unis en 2014 et 2015, le Gamergate, puis sur la Pizzagate, fantasme du complot qui accusait des cadres du Parti démocrate de participer à des rituels sataniques et de commettre des violences sur mineurs dans les souterrains du Comet Ping-Pong, un restaurant de Washington D.C., né d’une surinterprétation de mails de l’équipe de Clinton qui rapprochait les initiales de cheese pizza de child pornography ! Cette histoire fut reprise par des propagandistes à plein temps comme Alex Jones, Mike Cernovitch et Jack Posobiec. Le 4 décembre 2016, un jeune homme parcourt 600 km pour libérer les enfants, avant de se rendre compte que la pizzeria n’avait ni escalier, ni trappe, ni passage secret. Mais le fantasme du complot l’avait intégré comme une opération mise en scène pour discréditer les dénonciateurs. Sortie des radars des médias, l’histoire s'était fondue dans une théorie plus vaste, le Pedogate : désormais les pédophiles satanistes étaient partout, jusqu'au sommet du pouvoir. Le 6 octobre 2017, Trump, posant pour une photo souvenir avec une délégation de militaires, lâche une plaisanterie certainement dénuée de sens : « C'est peut-être le calme avant la tempête. » Dès lors, un fil de discussion est créé sur 4chan pour chercher une interprétation. Le 28 octobre, apparait un premier message signé « Q », « Q Clearance Patriot », un prétendu haut fonctionnaire du gouvernement fédéral qui va poster régulièrement des dépêches concises et énigmatiques, prêtant à toutes sortes d’interprétation. Une communauté de « boulangers » (bakers) se forme pour chercher des allusions cachées, des points à relier dans ses « miettes », pour constituer un schéma cohérent. « Les militaires étaient les gentils. En 2015 Trump avait répondu à un appel du Pentagone par amour pour la patrie et avait accepté de se présenter à la présidentielle pour mener une lutte à mort contre un gouvernement mondial de pédosatanistes, la soi-disant Cabale. » Celle-ci aurait pris le pouvoir aux États-Unis après l’assassinat de John F. Kennedy et contrôlerait l’État profond à l’exception des forces armées. Des enfants seraient terrorisés pour leur faire produire de l’adrénochrome, ensuite extrait, élixir de vie évoqué dans une digression satirique du roman Las Vegas Parano (1972) de Hunter S. Thompson. Wu Ming 1 rapproche ce fantasme d’une vieille calomnie antisémite, l’ « accusation du sang », répandue en Europe du XIe au début du XXe siècle. En réalité, on sait synthétiser l’adrénochrome depuis cent ans, puisque cette substance est utilisée dans un médicament contre l’épilepsie et dans un remède contre les hémorroïdes ! « Trump était un génie. Il travaillait dans l’ombre en jouant une “partie d’échec en 4D“ » qui prendrait fin avec la Tempête. La mission de Q était de préparer les disciples. » L’auteur explique que croire à QAnon permettait à certains électeurs de Trump de ne pas se sentir trompés, à réduire la dissonance cognitive causée par le décalage entre le Président tel qu’ils se l’imaginaient et tel qu’il était au quotidien. « Plus Trump se révélait incompétent, plus se renforçait la narration compensatoire et fanatique. »
Il raconte ses expériences d’agitation culturelle et politique dans le cadre du Luther Blisset Project dans les années 1990 : créer des histoires complexes pour explorer leurs répercutions sur le système des médias, puis révéler le canular dans une finalité pédagogique. Il rappelle aussi le contenu du roman collectif Q, l’oeil de Carafa. Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco, qu’il relit, lui apparait comme un boite à outils qui va lui permettre d’approfondir ses analyses. Dans ce best-seller, un ordinateur aide deux éditeurs qui entendent profiter d’une mode ésotérique et occultiste, à bâtir un complot total qui établirait toutes les connexions. Simple jeu parodique au départ, leur Plan finit par leur échapper et devenir vrai : « la satire sur le conspirationnisme pouvait amuser ceux qui étaient déjà sceptiques, mais pour ceux qui voyaient des complots partout, les caricatures ou les interprétations excessives n'existaient pas. »
Au printemps 2020, dans le contexte de l'urgence Covid-19 et des révoltes urbaines au États-Unis, QAnon réalise la « singularité conspirationniste », c’est-à-dire une « très rapide convergence et hybridation de tous les fantasmes de complot circulant », à une échelle disproportionnée par rapport à l'élément déclencheur. Wu Ming 1 multiplie les références et les généalogies : Milton William Cooper (1943-2001), Augustin Barruel (1741-1820), Robert Shea et Robert Anton Wilson, auteurs de la trilogie Illuminatus !, paru en 1975, parodie qui sera elle-aussi prise au pied de la lettre. Il remonte également la chaîne des fantasmes de complot participatif, jusqu'au phénomène « fondateur » Paul-Is-Dead qui débute à la fin de l'été 1969 et qu’il relie aux massacres perpétrés par la « famille » de Charles Manson. Son analyse de la perte d’efficacité et de potentiel dérangeant des principales techniques d'intervention critique, notamment avec l'usage continuelle de l’ironie, est particulièrement intéressante. Il démontre comment « la post-ironie produi[t] des énoncés invulnérables, parce qu’ils [sont] présentés comme des ”plaisanteries” et désarm[ent] la moindre critique qui les prendrait au sérieux. »
Contestant l’utilisation des termes « théorie du complot » parce qu'elle conduit à nier l'existence de complot et à discréditer la moindre dénonciation, il propose le concept d’ « hypothèses de complot » pour désigner les « complots réels » caractérisés par :
- un but facilement résumable,
- un nombre d'acteurs limités,
- une mise en pratique imparfaite,
- une dénonciation à plus ou moins long terme inévitable,
- une compréhension liée à la description de l’époque précise où il se situe.
Il les distingue des « fantasmes de complot » qui concernent :
- des conspirations universelles,
- un but global : la conquête ou la destruction du monde,
- des dénonciations constantes,
- une continuité pendant des décennies voir des siècles.
Il n'en tire pas cependant une dichotomie rigide : les attentats du 11 septembre qui ont motivé de nombreux fantasme de complot, ont bel et bien servi de prétexte à Georges Bush pour lancer sa « guerre infinie » qui a dévasté le Moyen-Orient et l'Asie occidentale. Par ailleurs, l'historien Carlo Ginsburg explique que derrière un complot fantasmé se cache souvent un complot réel.
Afin de comprendre les « chutes dans le terrier du lapin », il analyse ensuite le processus d’adhésion à des contenus irrationnels : fonctionnement du système limbique et du néocortex, préjugés d’ancrage, d’intentionnalité, de proportionnalité et de confirmation. Il explique le mécanisme de défense psychologique auquel succombe les « croyants » : projeter son malaise sur un présumé ennemi occulte est plus facile, plus confortable que de comprendre et de remettre en question les rapports sociaux, les inégalités structurelles, les concentrations de richesse, le fonctionnement du marché du travail. Ce sont des « narrations de diversion » : « Pour utiliser une métaphore d’électricien, le conspirationnisme était la prise de terre du capitalisme : il évacuait la tension vers le bas et empêchait que les personnages soient foudroyés par la conscience que le système devait être débranché. » S’ils sont présentés comme subversifs et alternatifs, par rapport au récit dominant, les fantasmes de complot renforce le soutien à l’état des choses quand sa légitimité est menacé, puisqu’ils évitent la recherche des causes systémiques. Par exemple, face au désastre climatique, plutôt que d’envisager l’exigence de changer de mode de production, naissaient des narrations de diversion qui détournaient l’angoisse et l’attention : chemtrails, etc. Il décrypte ainsi avec force détails un grand nombre de fantasmes.
Se démarquant de la critique des médias sociaux propre à l’élite, qu’il assimile à une « haine de la démocratie », l’auteur propose sa propre analyse et bat d’emblée en brèche l’idée reçue selon laquelle « chaque technologie dépend de la façon dont on l’utilise ». En vérité, « les médias sociaux sont les plus récentes articulations d'un pouvoir qui veut savoir et m'incite à parler de moi ». « Facebook est coercitif, addictif et, selon sa logique de fond, narcissisant. » Wu Ming 1 décrit avec perspicacité un « pseudo-milieu communicatif […] parfait pour la diffusion de théories du complot de plus en plus délirantes ». Tout aussi pertinente est sa démonstration des limites du debunking, des réfutations, celles-ci se heurtant à ce qu'il nomme le « ratiosuprématisme », lequel provoque chez ses pratiquants le syndrome du perceur de ballon (SPB). « Le débunkeur se percevait comme porteur d'un discours qui s'en tenait seulement aux faits, jugés suffisants pour dire la vérité objective, mais en réalité, dans son discours agissaient des narrations passées, des grilles de sens non reconnues, des cadre conceptuels assumés sans réserve, des facteurs environnementaux. » Relevant aussi que les fantasmes de complot ne donnent pas seulement des réponses à la colère et à la frustration, mais répondent également à un besoin d’enchantement, il suggère de « travailler à des formes de réenchantement », de « se libérer de l'eau sale de la bullshit sans jeter le bébé du Merveilleux », proposer un fact checking plus attirant que la narration qu'il démonte. Après un long détour par l’univers de la prestidigitation, notamment par les quelques pratiquants qui révèlent leurs trucs au cours de leurs numéros, en parvenant à redoubler l’émerveillement, il montre comment les interventions de Luther Blisset pour affaiblir la fantasmagorie du complot en montrant sa structure possible, maintient un sentiment d’émerveillement. Il reconnaît toutefois que le problème du conspirationnisme ne pourra être résolu que par des stratégies impliquant des mouvement de masse.
L’arrivée subite de la pandémie provoqua des discours officiels confus qui se gardaient d’évoquer les causes, « turbine de propagande » et gros boniments », tandis que se déployaient des fantasmes de complots, les mouvements anticapitalistes n’ayant su capter les doutes et les mécontentements. Wu Ming 1, avec le même soucis de précision, examine comment des personnes doutant du « discours majoritaire obsessionnel », mais privées d’instruments critiques, sont tombées dans des « alter-narrations toxiques ». Il démontre, entre autre, pourquoi l’antivaccinisme est une narration de diversion, un anticapitalisme qui se trompe de cible. Il étudie également comment, grâce à l’urgence, l'opinion publique, une nouvelle fois, trouvait non seulement acceptable mais souhaitable « la violation [et] la véritable suspension des libertés », et l'introduction de « nouvelles formes coercitives dans la division sociale du travail ». La classe dirigeante s'était déchargée de toute responsabilité sur les concitoyens et leurs conduites individuelles, par des obligations et les interdits. « C'était l'escamotage néolibéral le plus classique : faire du comportement “vertueux“ de l’individu la solution à un problème en réalité social et systémique, qu'il faut affronter par l'action collective et politique. » Aux États-Unis et au-delà, QAnon, avait proliféré sur ce terreau : tout devenait complot, l’explosion du mouvement Black Live Matter, la défaite de Trump, etc. L’assaut du Capitole, acmé de ce processus, aboutit une fois de plus à « l’homéostase du système » : le « temple de la démocratie américaine » (qui produisait inégalités, exclusion et racisme, votait des guerres d’agression et soutenait des dictatures militaires, déstabilisait des pays,…) avait été profané !
Wu Ming reconstitue également la généalogie de chacun des sous-thèmes brassés par QAnon :
- l’adrénochrome qu’il relie aux accusations du sang contre les Juifs dont il date la première apparition en 1 144 à Norwich.
- le mythe du grand complot attribué à diverses sociétés secrètes successives, des Rose-Croix aux Francs-Maçons, en passant par les Templiers et les Illuminati, jusqu’à leur réunion pour expliquer lae séisme de la Révolution française par l’Abbé Barruel.
- les complots juifs, locaux depuis l’époque médiévale puis, universels au cours du XIXe siècle, en fusionnant avec le complot maçonnique, avec la fausse lettre de Simonini et le tout aussi peu véridique Protocole des sages de Sion, rédigé par un agent de l’Okhrana.
- la chasse aux sorcières, contemporaine de la Renaissance en Europe, avant de traverser l’Atlantique.
Il étudie aussi l’influence de l’ouvrage de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, en 1960, qui donnera un élan décisif au retour de l’ésotérique et du spirituel et qu’il considère comme « précurseur des synthèses qui se sont opérés en 2020 ». Bien d’autres fantasmes de complot sont abordés, jusqu’à la « panique satanique » des années 1980 qui part des États-Unis avant de se déplacer en Europe, notamment les quelques affaires italiennes dans lesquelles il est intervenu dans le cadre du Luther Lisset Project.
C’est passionnant et désespérant à la fois, tant la crédulité humaine semble difficile à combattre, indécrottable, traversant les siècles en changeant à peine de forme, résistant à toutes les réfutations, resurgissant à la moindre panique. Magistral ! Un travail astronomique mais d'une lecture fluide, captivante et... indispensable !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
Q COMME COMPLOT
Comment les fantasmes de complot défendent le système
Wu Ming 1
Traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani
576 pages – 29 euros
Éditions Lux – Montréal – Septembre 2022
luxediteur.com/catalogue/q-comme-qomplot/
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