22 février 2022

LA DÉMOCRATIE DISCIPLINÉE PAR LA DETTE

Les institutions publiques de la dette et de la monnaie, Le Trésor et la Banque Centrale, garantissent l’industrie financière privée, par des contreparties sociales, économiques et politiques. La brèche ouverte par la crise sanitaire risque d'être refermée, le capitalisme financier travaillant à la réduire à un événement exceptionnel et exogène, s’exemptant de toute leçon structurelle, pour vite « retourner à la normale » et imposer des sacrifices pour rembourser : augmenter les impôts sur la consommation plutôt que sur la fortune, renoncer à des services publics, à des dépenses et des droits sociaux, travailler plus. Benjamin Lemoine, sociologue chargé de recherche au CNRS, fournit des armes argumentatives pour faire face.

Longtemps, le simple énoncé du précepte « LaDettePubliqueC’EstMal », selon la formule de Sandra Lucbert, suffisait à éteindre toute velléité d'extension ou de restauration des services publics. La mécanique de ce dressage de l'opinion s'est enrayé depuis que des citoyens ont compris que « si les masses de dette augmentent indéniablement, la charge d'intérêt attachée à ces emprunts, quant à elle, diminue », tant les taux d'intérêt sont bas, sinon négatifs. La crise de 2008 puis la pandémie de Covid leur apparaissent comme des occasions manquées de bifurcations vers « d'autres futurs possibles non empruntés ». « Les organisations du capitalisme financier cherchent, avec l’appui de fractions du champ du pouvoir (dont les Trésors et les banques centrales), à maintenir quoi qui en coûte la fiction d'une finance privée donc la richesse serait auto-gérée (par une épargne préalable), ne devant rien à la collectivité, seule efficiente et légitime dans l’allocation du crédit et l’évaluation des politiques légitimes. »
Un rapport de la banque new-yorkaise JP Morgan, datée de 1987, trahit ce « verrouillage de la démocratie par la dette » : « Peu importe l’issue du suffrage universel, la vie démocratique n’affecte plus la vie de la dette sur les marchés financiers. » « La res publica est devenue un prestataire de service de la finance privée ». Le marché des titres obligataires est stabilisé par la garantie de la discipline budgétaire, de la rigueur monétaire, d’une économie de libre-échange et d’un taux de chômage vanté (en coulisses) comme un gage de la compétitivité salariale et de l’économie. « Contrairement à ce qu’assène la doxa austéritaire, toute diminution trop brusque des quantités de tête à disposition – liée par exemple au fait que les États réduisent leurs déficits, leur besoin de financement, et donc émettent moins de titres d’emprunt – constitue aussi un problème majeur pour le système financier. » Obligations et bons du Trésor qui constituent la dette publique, ont, pour le système financier, la fonction analogue à celle de la monnaie dans l'économie réelle. Ils doivent être rendus sûrs par des politiques budgétaires saines, plutôt que simplement supposés sûrs, voir trop sûrs, ce qui éliminerait le rôle disciplinaire du marché.

La véritable nature de la dette publique, « support incontournable de l’accumulation de richesse privée, cette abondante épargne en quête de placement » est absente des débats publics. Le jeune Marx expliquait déjà que « l'endettement de l'État était d'un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres ». Le sociologue Wolfgang Streeck démontrait comment les taux d’intérêt que les investisseurs consentent au débiteur public fonctionnent « comme une réassurance de leur confiance dans les orientations des gouvernants ». Benjamin Lemoine distingue deux choix politiques :

  • Une dette qui finance des baisses d’impôts au bénéfice des entreprises privées, sans contrepartie, et d’un surcroît d'épargne pour des détenteurs de patrimoine privé, qui redistribue des ressources au sein de chaque génération, entre les classes sociales épargnantes et les classes sociales débitrices, plutôt qu’entre elles.
  • Une dette, au contraire, qui permet des investissements sociaux à destination des plus pauvres, des services publics dont la qualité statutaire est privilégiés par rapport à la baisse des coûts ou à la distribution de cash, qui finance les investissements, la croissance et les revenus de l'économie nationale de demain.

« Vivre à crédit pour l'État en sollicitant les épargnants plutôt qu'en les taxant constitue un choix de classe : celui de la politique des caisses vides installant un chantage à la baisse des dépenses publiques. »
L’auteur revient sur l’histoire de l’endettement public « comme le véhicule de transfert de richesses » des pauvre vers les riches. Au contraire du 18e siècle, la détention en direct et en physique par une petite classe de rentiers est devenue minoritaire. Désormais, c'est l’épargne privée des particuliers, confiée à des professionnels qui est embarquée dans ce marché des titres obligataires, à travers les assurances vie, les participations à des fonds communs de placement et les complémentaires retraite. La force du droit et la légitimation des valeurs financières ont succédé à la force militaire, en rendant les États « gouvernables ». L'institution monétaire européenne a prouvé en Grèce qu'elle pouvait « rendre les marchés de la dette souveraine viable et sans danger par son intervention, d'abord ciblée et conditionnée puis routinisée ». L’évolution des statuts de la Banque de France est rappelée : la fin du pouvoir des régents avec la nationalisation en 1945, jusqu’à l’avènement de l’euro en 1990, fondé sur la BCE, « une institution dont la culture et les instruments sont entièrement financiarisés ». Après la crise de 2008, Jean-Claude Trichet, gouverneur de celle-ci, conditionne de façon formelle, en resserrant les conditions du crédit, « le filet de sécurité monétaire européen aux réformes structurelles et à l’assainissement budgétaire ». Au nom du sauvetage de la monnaie, il entrave la souveraineté nationale et le débat démocratique. « Le trauma grec a révélé comment la force de frappe discrétionnaire de la BCE (au côté du FMI et de la Commission européenne, dans le cadre de la Troïka), en étant utilisée de façon conditionnelle, pouvait servir à imposer l'austérité aux peuples et gouvernement indociles. » Pour prémunir le marché contre les risques d’illiquidité, la BCE rachète massivement les titres de la dette des États, régule leur valeur en diminuant l’offre à disposition. Dans les premiers temps de la pandémie de Covid 19, les gestionnaires d'actifs ont vendu en masse les obligations d'État de leur portefeuille pour se constituer des liquidités, contraignant la Fed, puis la BCE, à injecter de gigantesques quantités de liquidités dans le système financier. Pourtant les traités européens stipulent que le financement monétaire doit rester indirect ; cette régulation institutionnelle des taux ne peut donc être que temporaire et indexée à des événements considérés comme exogènes. Aussi, même si la BCE a racheté les trois quarts des dettes publiques émises par les pays de la zone euro depuis le début de la pandémie, les appareils de pouvoir n'assument pas publiquement cette transformation paradigmatique : ils réclament « le retour à la réalité compétitive et ses faillites massives d'entreprises privées », évitées par « l'assistance respiratoire publique », sans la reconnaître. Le caractère mondial du choc ayant dilué les « effets éducatifs », il est nécessaire de déployer un travail politique d'interprétation de l'événement Covid et de « rééduquer l'opinion à l'orthodoxie austéritaire » : nier l'évolution institutionnelle, avec des taux d'intérêt indolores, tout en restaurant la dette comme levier de pression. Cette stratégie prévoit de « cantonner » la dette Covid, de produire une dissociation mentale chez les citoyens, en isolant une dette présentée comme conjoncturelle et subie, d'une dette dite normale, gérée avec la plus grande fermeté. Une partie des recettes doit cependant chaque année être consacrée au remboursement de la « bonne dette », même si celle-ci pourrait être « roulée » de façon indolore.
Le projet de réforme des retraites proposé par Emmanuel Macron est analysé comme « le chaînon manquant de la financiarisation du social » : les retraités ne seront plus bénéficiaires de droits garantis par la puissance publique, mais gestionnaires d’actifs, dont le sort est indexé à la prospérité de l’ingénierie financière et au régime rémunérateur des taux de la dette publique.
Citant Grégoire Chamayou, Benjamin Lemoine rappelle comment le libéralisme autoritaire, loin d'avoir constitué un rempart face au nazisme, lui a frayé un chemin. La puissance publique pourrait profiter d'avoir éviter l'effondrement total de l’industrie financière pour lui imposer des contreparties à ses services de « dérisquage ».

Étude hautement instructive.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



LA DÉMOCRATIE DISCIPLINÉE PAR LA DETTE
Benjamin Lemoine
158 pages – 13 euros
Éditions La Découverte – Collection « Petits cahiers libres » – Paris – Février 2022
www.editionsladecouverte.fr/la_democratie_disciplinee_par_la_dette-9782348072963


Voir aussi :

LE MINISTÈRE DES CONTES PUBLICS

VIVE LA BANQUEROUTE !

DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE

 

 

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